Six heures du soir. Jeudi 19 janvier 1792. Poste d'Apach.
Nous venons d'avoir une scène assez plaisante avec nos Allemands. Il y a en ce
moment dans le schtouffe le maître est la maîtresse de la maison et deux grandes
filles qui filent. Nous avions bien envie d'avoir du lait pour demain ; mais
comment demander du lait ? C'était chose difficile ; je ne suis pas encore
assez savants en allemand ; j'ai donc laissé faire les autres. Mais tous les
signes qu'ils ont pu imaginer n'ont pas réussi à dépeindre le lait à nos gens,
qui ne faisaient que rire de leur singerie.
Portrait de Mme Durival, dite "mémère", mère adoptive de Joseph-Louis-Gabriel NOEL
Quand mes camarades ont été las de
demander du lait et que je les ai vu résignés à n'en point obtenir, j'ai pris
ma grammaire, croyant trouver le mot dans mon vocabulaire ; mais point du tout
; à force de chercher, j'ai fini par trouver seulement le mot vache. Alors j'ai
été cherché un vase et, figurant un pis de vache au-dessus du vase avec quatre
doigts de la main gauche, je les ai traits de mon mieux avec la droite en
répétant plusieurs fois le mot vache et en montrant qu'il devait tomber quelque
chose dans le vase.
Nos Allemands, qui nous regardaient bien attentivement, se
sont mis tout à coup à éclater de rire et nous aussi ; ils avaient compris. Ils
ont dit ia, ia, et demain nous aurons du lait.
Dans 12 heures, je vais chercher
la bonne lettre de vous qui doit m'attendre à Sierck. Si les portes n'était pas
fermées, j'irais bien encore aujourd'hui avec plaisir à la provision, mais cela
est impossible.
Nous nous coucherons de bonheur parce qu'il faut nous relever
plusieurs fois pendant la nuit. Nous avons deux lits pour cinq. Le sort a
décidé que je serai dans celui où il y a trois personnes. Nos lits sont
formés de paille sur laquelle est étendu un matelas. Par-dessus le drap de lit de plume en guise de couverture. Ce qui n'est pas très ragoûtant, c'est que tous les
détachements ont couchés tour à tour dans les mêmes draps. Il y a aussi des
poux. Mais ne parlons pas de cela. Je suis soldat et citoyen ; par cette
double qualité toute délicatesse mais défendu. Je coucherai donc tout habillé,
sauf l'habit; ainsi je serai plus vite prêt quand il faudra se relever pour les
patrouilles.
Je songe que vous faites en ce moment la bonne soirée. Demain, ma
sœur vient déjeuner chez mémère. Pour moi je vais, armé de ma grammaire,
tâcher de parler un peu allemand avec nos gens de la schtouffe.
Source : Au temps des volontaires - 1792, lettres d'un volontaire de 1792 (Joseph-Louis-Gabriel NOEL), par Gabriel NOEL, Plon-Nourrit, 1912
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