Et on repart cette fois direction plein nord par Abbeville, Hesdin, Saint-Omer, direction Cassel. Nous apprenons qu'une offensive allemande est déclenchée dans la région des Monts, autour de Cassel. Nous recevons l'ordre d'aller cantonner à Dranoutes, au pied du mont Kemmel et partons tranquillement en colonne de groupe (3 batteries, environ 800 mètres de long) en direction du mont Kemmel. Nous sommes surpris de dépasser des batteries qui, tant sur notre gauche que sur notre droite, tirent sur le mont Kemmel et ne comprenons pas qu'on nous fasse cantonner au devant de celles-ci.
Notre stupéfaction ne dure qu'un moment car nous voyons revenir à fond de train le détachement chargé du logement à Dranoutes. Il nous explique que le Mont Kemmel vient d'être pris par les Allemands et que Dranoutes est en feu. Nous sommes en pleine vue du Kemmel et nous faisons demi-tour sur route, ce qui n'est pas un mince exercice pour une telle colonne. Heureusement, la TSF portative n'existe pas et nous avons le temps de faire notre manoeuvre sans encombre pour aller jusqu'à la première station téléphonique pour demander des ordres. Mais quelques minutes après, la route était copieusement arrosée et les batteries que nous venions de dépasser et qui recevaient les bavures de ce bombardement nous maudissaient copieusement ainsi que je l'ai su plus tard par un de leurs officiers devenu comme moi ingénieur chez de Wendel.
Quelques heures plus tard, nous repartions via Poperingue dans la direction d’Ypres. Finalement, nous prenions position à la lisière ouest du village de Vlamertingue, non loin d'une batterie anglaise. Nous formions une charnière entre armée anglaise et armée française.
La proximité de la mer rend l'installation très difficile car on trouve l'eau à 80 centimètres du sol et on ne peut pas creuser. Il faut tout protéger à l'aide de sacs remplis de terre et de bois, mais ce n'est pas une protection très efficace. En outre, le pays est plat et les ballons d'observation ont beau jeu de repérer les batteries quand elles tirent ainsi que tous les mouvements autour d'elles. Il faut donc se terrer durant le jour, ne tirer qu'à bon escient et cette discipline est très dure à obtenir.
Les tranchées, en première ligne, sont creusées jusqu’au niveau de l’eau et des chemins en lattes de bois assemblées (caillebotis) permettent de circuler juste au-dessus de l'eau, tandis que les parapets des tranchées sont faits de sacs à terre. Je vais un jour faire une liaison dans une de ces tranchées occupée par l'infanterie anglaise. Il est 16 heures, la fameuse heure du thé, et les hommes soulèvent les caillebotis pour prendre l'eau du thé. Le matin, ces mêmes hommes prenaient leur bain de pieds dans cette même eau, en soulevant toujours les mêmes caillebotis.
Les Anglais font la guerre à leur façon, sans jamais oublier leur confort, si petit soit-il dans le Bled et sous les balles et les obus. Ils se moquent aussi des précautions élémentaires et la batterie anglaise voisine ignore le camouflage, les disciplines de tir et de circulation, ce qui lui vaut de bonnes dégelées dont nous écopons les bavures.
Au cours d'un bombardement particulièrement violent, nous voyons arriver à notre batterie, moins exposée, tous les gars de la batterie anglaise, officiers compris. Jamais pareil agissement n'eut été toléré dans l’armée française, car la batterie devait être à même de tirer au moindre appel de l’infanterie. Bref, le bombardement battait son plein et un dépôt de munitions en plein centre de la batterie, près de l'abri des officiers, venait d'être atteint et sautait, lorsqu'un des officiers anglais s'aperçut qu'il avait laissé dans son abri le jambon et le whisky. Impossible de le retenir... Il part sous une pluie d'éclats et... quelques minutes plus tard revient triomphant avec ses victuailles. Il avait vraiment risqué sa vie pour elles.
A quelques jours de là, j'eus une nouvelle preuve de la façon dont les Anglais faisaient la guerre. Il fallait un officier d'artillerie de liaison pour une attaque que préparait une brigade de chasseurs à pied, en liaison avec l'infanterie anglaise, à l'étang de Dickbusch. Mon second, le lieutenant Boiteux, fut désigné mais ce fut un tel coup pour lui que je demandais au commandant de le remplacer, ce qui me fut accordé.
J'arrive au P.C. de la Brigade la veille de l'attaque et y trouve un officier anglais faisant la liaison avec l'infanterie anglaise. Je le repérais aussitôt pour ses provisions de délicieux chocolats et gâteaux secs. Le lendemain matin l'attaque réussit mais, ce qui est naturel, nous n’eûmes à midi qu’une tranche de viande froide et du pain. Mon anglais s’en est plaint au colonel en lui disant qu'il allait en saisir ses chefs et demander son rappel.
Depuis lors, en première ligne, nous faisions des festins... ou presque, avec d'excellents poissons frais... plus les chocolats et les gâteaux secs inépuisables de l’Anglais qui, enfermés dans des boîtes de fer blanc, avaient l'avantage d'être protégés des gaz. Car, dans ce charmant coin, nous étions bombardés aussi bien à la batterie qu'en première ligne avec des obus au fameux gaz ypérite à l’odeur de moutarde. Il fallait vivre souvent pendant plusieurs heures avec son masque sur le visage et jeter toute la nourriture qui avait été exposé à ce gaz. Je recueillis un pauvre chien brûlé et le soignais. Il me suivit partout. Il était un horrible bâtard que je n'arrivais pas à semer jusqu'au jour où, lors d’un bombardement, il disparut.
Nous fûmes relevés fin mai, après avoir subi de grosses pertes : 60% de l'effectif. Les gaz avaient été plus meurtriers que les obus ordinaires. Je me souviens d'un pauvre garçon qui, accroupi dans un trou d'obus pour satisfaire certains besoins, avait perdu l'équilibre, s'était rattrapé en plaçant ses mains sur le sol et les avait reposées sur ses cuisses. Quelques heures plus tard, les traces de ses mains étaient imprimées en brûlures et il dut être évacué. Les dégâts causés par ce gaz aux poumons étaient considérables.
Avant d'embarquer, nous retrouvons le soir nos camarades anglais et ce fut une mémorable beuverie. Trois heures plus tard, je devais faire la reconnaissance du train en vue de l’embarquement pour une destination inconnue. L'embarquement est une opération délicate. La rame pour les groupes de trois batteries comporte un wagon de voyageurs pour les officiers, des wagons de marchandises pour les hommes et les chevaux et des wagons plats pour le matériel. Pour ces derniers wagons, il faut savoir juger le matériel que l'on pourra y placer d'après leur longueur et enfin, répartir le tout suivant l'ordre à donner à la colonne. Au moment où prend fin l'embarquement, nous voyons arriver nos camarades anglais avec verres et scotch qu’il fallut avaler. Aussi, à peine le train démarrait-il que tout le monde ronflait profondément.
Depuis mai, des pourparlers étaient engagés pour confier le commandement unique des armées française, anglaise, belge et américaine au général Foch. La séparation des commandements de ces armées avait fait de trop funestes preuves en mars-avril 1918. A partir du 6 juin, Foch prend le commandement en chef des armées alliées et, de suite, on sent sa fermeté se traduire dans les faits. Les troupes au repos doivent préparer des positions de repli. De fréquentes inspections sont faites sur ces positions pour se rendre compte si les officiers sont bien au courant des tâches qui leur incombent.
C'est ainsi, qu'à peine relevés dans les Flandres, nous partons en demi-repos du côté de Compiègne pour préparer un gros coup de main avec notre division. Bien conçu et bien préparé, il réussit et nous sommes relevés presque aussitôt.
Le 11 juillet, nous arrivons dans un joli endroit où nous nous berçons de l’illusion d'y passer quelques jours agréables. Mais le 13 juillet arrive l'ordre d'embarquer dans la nuit. Evidemment, en pareille circonstance, la préoccupation majeure est de savoir où l'on va être dirigé. A la gare de départ, le Commandant reçoit une enveloppe cachetée qui lui indique le nom de la gare régulatrice où il trouvera l'enveloppe suivante. C'est le nom d'une gare de la grande ceinture, à l’est de Paris. De fait, nous contournons Paris et apprenons par les journaux qu'une grande offensive allemande vient d’être déclenchée en Champagne. Il est donc probable que c'est dans cette région que nous allons être engagés.
Source : Quelques souvenirs de la guerre 14-18, par Joseph BERNARD-MICHEL
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