Jeune lys, empourpré de son sang, l’abbé Antoine-François-Dieudonné de RAVINEL appartenait par l’ordination à l’aimable tribu des diacres du diocèse de Nancy. Né à Bayon, le 6 juillet 1769, ce fils d’une noble famille (son père était baron du Saint-Empire) se destina de bonne heure à l’état ecclésiastique, et à l’âge de 16 ans, au mois de novembre 1785, il entra au séminaire de Nancy. Il était déjà tonsuré quand, en janvier 1786, il devint titulaire (ce fut le dernier) de la chapelle castrale de Saint-Germain. Avec tous ses condisciples de l’époque, le jeune bénéficier suivait les cours de théologie à l’université nancéenne. Déjà maître ès-arts à l’entrée au séminaire, il passa, en 1787 et 1788, de brillants examens pour la tentative et le baccalauréat biblique. A la date du dernier, il était acolyte. Aux vacances de 1788, il se décida à aller à Paris suivre les cours et prendre ses derniers grades en Sorbonne. Au commencement du mois d’octobre, il entra donc au séminaire de Saint-Sulpice, où il se distingua sous le rapport du talent et de la piété. Il était encore dans cette maison quand éclata la grande Révolution.
Le séminaire de Saint-Sulpice n’étant pas alors un séminaire diocésain, le supérieur et les directeurs ne furent pas astreints à prêter le serment de fidélité à la constitution civile du clergé, et ils purent continuer librement avec leurs élèves les exercices de la communauté. Seulement, lorsque les professeurs de Sorbonne et de Navarre eurent cessé leurs leçons par suite du refus du serment, les cours publics furent remplacés par des conférences de théologie qui se firent au séminaire trois fois par semaine. L’intrusion d’un évêque schismatique dans l’église de Paris pouvant créer des difficultés au sujet des ordinations, M. EMERY, supérieur de Saint-Sulpice, avança celle de la Trinité aux Quatre-Temps du carême et envoya secrètement les ordinands, partie au séminaire des Irlandais et partie à celui des Ecossais. L’abbé de RAVINEL prit part à cette ordination et le 19 mars 1791, dans la chapelle des Irlandais, il s’engagea définitivement au service des autels par le sous-diaconnat, avec dimissoire du vicaire général de l’évêque de Nancy, s’agrégeant ainsi pour toujours au clergé diocésain à une époque bien critique pour toute l’Eglise gallicane. Un jeune clerc, moins fermement assuré de sa vocation que l’abbé de RAVINEL, eut pu attendre des jours plus calmes pour consacrer sa vie au culte divin déjà menacé d’une grave persécution. Après la fuite du roi Louis XVI, M. EMERY se détermina à prendre quelques mesures pour diminuer le nombre de séminaristes dans la maison de Paris, afin d’attirer le moins possible l’attention publique. Dans cette vue, il partagea la communauté en deux sections, dont l’une resta à Paris et l’autre fut envoyée à Issy pour continuer les exercices sous M. DUCLAUX, qui s’y trouvait encore, quoiqu’il n’y eut plus alors de solitaires. Chacune des deux sections se composait d’une quinzaine d’élèves. L’abbé de RAVINEL était à Issy chargé de faire des conférences à la maison des Philosophes. C’est à cette époque qu’il fut promu à l’ordre du diaconat, si toutefois il a été réellement l’émule des Etienne, des Laurent et des Vincent par l’ordination comme il devait l’être par le martyre.
Lorsque la municipalité de Paris eut donné aux sections l’ordre d’emprisonner les ecclésiastiques insermentés, M. EMERY avertit les séminaristes qu’il n’y avait plus pour eux de sûreté au séminaire. Plusieurs se retirèrent aussitôt et allèrent coucher en ville ; d’autres se rendirent à la Solitude, où ils espéraient courir moins de dangers. Ceux qui se trouvaient à Issy ne jugèrent pas le péril assez pressant pour quitter la maison. Cependant, bien qu’elle fut seulement chargée de la police dans l’étendue de son territoire, la commune de Paris nomma, dans la séance du 11 août, des commissaires qui devaient se transporter aux environs à quatre lieux à la ronde et s’informer des personnes suspectes des localités voisines de la capitale. Pour accomplir leur mission, ces commissaires étaient accompagnés d’un détachement de la garde nationale. Le quinze août, le jour de l’Assomption, une expédition fut dirigée sur le village d’Issy. Le chef était un de nos compatriotes, Claude-François LAZOWSKI, commandant le bataillon des Gobelins et surnommé le Foudroyant. La bande qu’il dirigeait était composée de Brestois, de Marseillais et surtout de sans-culottes du faubourg Saint-Marceau. Une troupe de ces hommes exaltés pénétra dans le séminaire d’Issy pendant la récréation qui suivit le dîner. Cinq ou six entrèrent au jardin et s’avancèrent jusqu’à la grande allée de Lorette, où M. LE GALLIC venait de commencer une partie de boules avec quelques séminaristes. Des directeurs et des élèves se promenaient dans le parc, et un petit nombre étaient à la salle du billard. Comme la plupart ne se doutaient de rien, ils furent saisis et conduits à la maison de M. DUBOURG. Cependant, une partie des fédérés se rendit dans la maison des Philosophes ; ils s’emparèrent du supérieur, M. de CUSSAC, qui fuyait et l’amenèrent chez M. DUBOURG avec l’abbé de RAVINEL.
Un séminariste de Saint-Sulpice, l’abbé Ange de LEON des ORMEAUX a décrit, dans une intéressante relation à laquelle nous emprunterons quelques traits, la comparution des ecclésiastiques devant LAZOWSKI. « Nous fumes présentés au commandant général, qui se tenait dans la principale salle ; ils l’appelaient le Foudroyant et le traitaient avec un grand respect. Jamais je n’ai vu mortel plus redoutable ; sa taille était de cinq pieds huit à neuf pouces ; une force, une vigueur extraordinaire animaient ce grand corps ; la longue habitude de la fureur avait donné à tous ses traits l’aspect le plus hideux, et je me souviendrais toujours qu’une voix de tonnerre donnait du poids à ses moindre paroles. Il portait sur une épaule un fusil armé d’une baïonnette ; sur l’autre, une hache dans un fourreau et une paire de pistolets à sa ceinture. A peine arrivons-nous à sa portée, qu’à grands coups de poing sur la tête ils nous range, en un clin d’œil, autour de lui ; puis nous le voyons tomber dans les convulsions de la colère la plus horrible : sacrés coquins, s’écrie-t-il, qui paient les Suisses pour nous égorger … Les satellites, derrière nous, le sabre nu à la main, répondent en cœur : vengeons nos frères ! vengeons nos frères ! Le Foudroyant continue : sacrés coquins qui forgent des poignards dans des chapelles secrètes, qui veulent égorger nos femmes et nos enfants, nos enfants au berceau. Le même cri se fait entendre : vengeons nos frères ! vengeons nos frères ! Après une longue et véhémente déclaration, le Foudroyant rompt enfin le cercle et passe avec les principaux chefs dans une salle voisine pour verbaliser, à ce qu’ils disent, mais en même temps pour boire le vin de l’ecclésiastique chez lequel ils se trouvaient ; nous les entendîmes longtemps se disputer et crier comme s’ils se fussent égorgés.
Le Foudroyant ne tarde pas à rentrer, les esprits excités par le vin et le regard plus farouche que jamais. Il nous convoque autour de lui et nous sommes encore une fois condamnés à entendre tout au long une philippique à sa façon. Malheureusement, au plus fort de sa harangue, un de nous a l’indiscrétion de faire entendre les mots de lois, de formes et de justice ; à l’instant, on s’écrie que la majesté du peuple est violée ; la hache est tirée de son fatal fourreau ; le fer est suspendu sur la tête du prêtre infortuné ; nous le voyons tombé pâle et presque sans mouvement au pied d’un crucifix, et nous-mêmes, au milieu de cette scène d’horreur et de confusion, ne doutant pas que le sacrifice d’un seul ne soit suivi de celui de tous les autres, nous commençons à sentir toutes les angoisses de la mort ».
L’abbé des ORMEAUX et son frère appellent à leur secours les jeunes Brestois, quui avaient été constitués leurs gardiens et avec qui ils avaient fait connaissance en leur qualité de Bretons. Les jeunes gens faisaient le premier pas dans la carrière du crime ; ils s’étaient échappés à l’autorité paternelle, entraînés par le désir de voir et de s’agiter. « Ils se jètent au milieu des baïonnettes et s’écrient qu’ils ne sont pas venus de si loin pour être de vils assassins. Nous-mêmes, nous nous hasardons à prononcer un mot en faveur de notre malheureux confrère, et enfin, Dieu aidant, nous parvenons à conjurer l’orage.
Cependant arrive le maire du village accompagné de ses officiers municipaux et d’une partie de sa garde nationale. La première chose qu’il demande au Foudroyant, c’est de quel droit il s’est permis une pareille invasion ; il lui dit qu’il ne doit point ignorer que, par la loi, chaque municipalité est seule dépositaire de la force armée dans son territoire. Celui-ci s’écrie qu’il n’y a plus de loi et que les lois sont muettes quand la patrie est en danger… Le maire va pour arracher son écharpe et dit d’un ton ferme que, puisqu’il n’ya plus de lois, il n’est plus maire ; car, pour lui, il ne sera jamais que l’exécuteur de la loi. Le Foudroyant se sent piqué au vif ; il se met à rugir comme un lion dans son antre, et promenant orgueilleusement ses bras nerveux autour de son vaste corps, comme pour appeler à ses côtés tous ses fidèles satellites, il s’écrie : A moi, peuple français, peuple souverain, à moi ! ce cri retentit dans les cours, dans les jardins. De toues parts lui accourent des renforts, et se voyant bientôt soutenu dans la salle d’une nombreuse cohorte, il demande fièrement au maire ce qu’il prétend faire. Mourir ou faire triompher la loi, répond l’intrépide maire. Cependant, les esprits s’aigrissent, s’irritent de plus en plus ; tout présage un carnage prochain. Nous nous avançons entre les deux partis, nous remercions le maire de ses soins généreux, mais nous le conjurons de nous abandonner entre les mains de la divine Providence, et de ne point ajouter à l’amertume de notre sort celle d’être l’occasion du moindre malheur. Lui-même, trop convaincu à la fin que la force ici peut seule donner la loi, cède à nos instances ».
Le maire d’Issy, Jean-Baptiste GOGUE, a fait dresser lui-même le procès-verbal de son intervention dans l’arrestation des ecclésiastiques de sa commune et des opérations qui l’ont suivie.
« Sur l’avis à nous donné, qu’un nombre d’environ cinquante personnes armées s’étaient introduites dans différentes communautés et maisons situées dans l’étendue de la commune d’Issy, que cet attroupement s’était porté en la maison occupée par l’abbé DUBOURG, nous nous sommes à l’instant transporté dans la dite maison, où étant introduit dans une salle (parloir) d’une maison dont M. DELAMONTAGNE est propriétaire, nous y avons trouvé une quantité d’hommes armés, et nous avons remarqué dans la dite salle un grand nombre de prêtres et d’étudiants, qui avaient été arrêtés par cette garde et conduits dans ce lieu. Avons à l’instant requis l’officier commandant le détachement de nous exhiber de ses pouvoirs. Il s’est présenté à nous un particulier, vêtu d’un pantalon et veste bleu, décoré d’un hausse-col, lequel particulier, sans dire son nom et qualité, nous représente deux papiers dont il a lu les premiers mots, sans vouloir nous en laisser prendre plus ample communication. Après quoi, nous lui avons demandé le motif qui avait pu le porter à faire cette démarche sans, au préalable, s’être présenté à la municipalité. Sur quoi, il nous a répliqué qu’il n’avait pas besoin d’autre ordre, qu’il était venu avec ses frères d’armes et qu’il n’avait pas d’autres formalités à remplir, qu’il n’y avait plus de loi qui pût les arrêter, que la nation était souveraine et absolue, que si nous avions fait notre devoir, il n’aurait pas fait cette démarche. Cependant, la municipalité ne connaissant aucune loi qui ait autorisé des enlèvements par voies de fait, ce langage nous a paru très étrange et même contraire au décret qui porte que, pour pouvoir faire l’exportation des prêtres, il faut qu’ils aient été dénoncés par vingt citoyens actifs et que les formes qui sont à suivre de cette dénonciation aient été remplies. Nous n’avons pas cru prudent dans cette circonstance d’opposer toute l’autorité de la loi à cette démarche violente, attendu que nous avons trouvé les esprits très échauffés et disposés à en venir aux mains avec la force armée de notre commune, en disant que si l’on résistait, ils se fusilleraient. Pourquoi nous avons cru devoir ne pas insister et faire céder la loi au moyen des forces qui nous ont paru si périlleuses. En conséquence, nous étant mis en devoir, pour employer toute la voie de prudence que les circonstances permettaient, de constater la perquisition que ce particulier s’est dit en droit de faire, nous avions fait commencer par notre greffier l’intitulé d’un procès verbal pour prendre l’état des personnes et des effets enlevés, et constater en même temps les domiciles qui ont été forcés, mais aussitôt ledit particulier s’est opposé à la continuation de notre procès verbal et en a rédigé un, de son côté, qu’il nous a fait signer. Pour éviter toute rixe, nous n’avons pas cru devoir nous y refuser, en faisant seulement nos dires, protestations et réserves. Ledit procès verbal ci-dessus énoncé étant clos, ledit particulier, toujours agissant de son autorité, a fait ranger les prêtres et étudiants au nombre de trente un, qu’il avait enlevés de différentes maisons religieuses de cette paroisse …, sur les vives sollicitations que nous lui avons faites, vu l’impossibilité qu’il avait de faire conduire les vieillards …, nous avons simplement obtenu de lui d’en laisser trois qui sont MM. DUPONGET-DUCLOS, supérieur de la maison de Saint-Sulpice, GALLIC, ancien supérieur, et un abbé convalescent ». On exigea qu’il s’engageât sur sa tête à les présenter à la première réquisition.
L’abbé FRONTEAU ajoute une autre tentative du maire pour sauver au moins les séminaristes. « Ce succès, dit-il, enhardit le maire : il propose d’excepter ceux qui n’étaient pas prêtres. Sa proposition n’est pas rejetée. On les appelle au milieu de l’assemblée : il faut que ceux qui ont droit à ce privilège lèvent la main. Elles sont déjà presque levées, lorsque celui qui les interpelle, changeant sans dessein la formule convenue, dit : « Que ceux qui ne sont pas dans les ordres lèvent la main ». Alors nos chers confrères RAVINEL et LEZARDIERE que leur qualité de diacres avait appelés à l’exception reviennent parmi nous réclamer leurs titres à la glorieuse qualité de confesseurs et de martyrs ». Cette affirmation, que ne confirme pas l’abbé des ORMEAUX, est infirmée par le fait certain que neuf séminaristes, qui n’avaient pas reçu les ordres sacrés, furent emmenés aux Carmes. Cependant, M. GOSSELIN rapporte un peu différemment le même épisode et son résultat seulement partiel. Le maire, dit-il, voyant qu’il était impossible de sauver tous les ecclésiastiques, fit d’abord une liste de ceux qui n’étaient pas dans les ordres sacrés, et dont plusieurs furent effectivement renvoyés. Cette interprétation concilie les témoignages divergents, mais la suite du récit ne permet pas de l’accepter sans de notables modifications. L’abbé des ORMEAUX, continuant de parler du maire d’Issy, ajoute : « il prend alors congé de nous, il nous serre à chacun la main et nous conjure, presque les larmes aux yeux, de ne point nous effrayer ni nous inquiéter, nous assurant qu’il allait prendre toutes les mesures possibles pour que notre liberté nous soit bientôt rendue ».
Toute la soirée se passa à discuter et à délibérer. « Survenait-il le moindre incident, le Foudroyant convoquait ce qu’il appelait son peuple français. Là, les matières étaient motionnées, discutées, amendées à l’instar de l’assemblée nationale. Dans leurs harangues, ils combinaient de toutes les manières possibles les termes de liberté, fanatisme, superstition, despotisme, etc., et souvent de cet arrangement nous vîmes éclore des phrases que n’eussent point désavouées bien de nos adeptes dans la législature. Ils étaient si avides de délibérer, que tout était pour eux objet politique. Telle fut la grande question de savoir si l’on devait donner à goûter aux enfants qui se trouvaient en pension à la maison où nous étions. Surtout la manie des commissaires les possédait tellement, que si un de nous avait quelque besoin, à l’instant l’urgence était décrétée, trois ou quatre commissaires étaient nommés à l’effet de le suivre, chargés, avec les imprécations les plus horribles, de le représenter sous un temps déterminé.
Cependant, le moment approchait où l’on devait prononcer sur notre sort définitif ; en prêtant l’oreille à ce qu’on discutait dans des groupes partiels, nous nous étions aperçus que l’on ne s’accordait point sur le lieu où l’on devait nous conduire ; que plusieurs même penchaient à rendre la liberté aux élèves. Dans ce partage d’opinion, nous crûmes qu’il était intéressant de s’assurer d’un puissant orateur pour le moment de la discussion dans l’assemblée générale. Nous nous adressâmes à celui qui s’était si fort distingué dans l’affaire du goûter ; nous lui dîmes qu’ayant remarqué son aisance à parler, nous mettions notre cause entre ses mains, il se trouva flatté de notre confiance et nous promit l’emploi de ses talents.
Bientôt le Foudroyant, au bruit de sa voix redoutable, convoqua le peuple français ; il requit ensuite le plus profond silence et dit que le moment était enfin arrivé où il allait soumettre à la discussion la question décisive ; il la proposa sous deux chefs : 1°/ où conduira-t-on les prisonniers ? 2°/ les élèves seront-ils sur le champs relâchés ou non ? Alors commença à s’engager un combat terrible entre les opinions ; notre orateur justifia vraiment la confiance que nous avions reposée en lui. Quand nous l’entendions parler, nous nous croyions assurés du succès ; mais à peine avait-il cesser de haranguer que du côté opposé s’élevait un autre orateur qui nous ravissait toutes nos espérances. Au milieu toutefois de cette fluctuation, nous crûmes apercevoir un moment où la liberté allait être rendue du moins aux élèves, quand un membre qui nous était opposé fut chercher des renforts dans les cours et jardins.
Au même instant, les fenêtres se remplissent de ses partisans, et de toutes parts s’élève le cri de mort : A bas les têtes ! A la guillotine ! Tous à Paris, à la Maison commune ! Le Foudroyant prononce alors qu’il est impossible de méconnaître la volonté du peuple, il nous déclare donc que nous serons tous conduits à la municipalité de Paris, et aussitôt il ordonne le départ. Pour nous, nous nous résignons à la divine Providence ; les plus jeunes se rallient autour des vieillards pour puiser dans leur exhortation le courage des martyrs : ils leur offrent ensuite leur aide, pour cette marche longue et pénible, et puis nous nous mettons en route.
Le Foudroyant, à cheval, s’avançait à la tête, à quelque distance de la troupe ; il laissait les détails du commandement à un officier en sous-ordre ; deux pièces de canon ouvraient la marche. Le bruit des tambours ne contribuait pas peu à exalter toutes les têtes ; ce fut sur toute la route un cri de mort continuel. Nous étions vingt-huit captifs, tous en habit ecclésiastique, même après le décret qui l’abolissait, parce qu’on nous avait pris dans l’intérieur de nos maisons. Jugez, Monsieur, quelle rage nous devions exciter dans la multitude. Nous eûmes la douleur de voir plus d’une fois nos vénérables vieillards insultés ; on leur enlevait leurs perruques à la pointe d’une pique, puis on se les transmettait de main en main, comme un trophée. Comme les flots de la multitude se pressaient davantage à mesure que nous approchions de Paris, on sentit fort bien que nous péririons avant d’avoir atteint la maison de ville ; au lieu donc de nous conduire à la municipalité, on nous fit entrer, à la demande des Brestois, à la Section la plus prochaine, qui se trouva être celle du Luxembourg et qui, comme toutes les autres, était permanente.
Le peuple se précipita sur nos pas, demanda à grands cris à faire un sacrifice à la liberté en nous immolant. Dans ce péril extrême, le président de la section se couvrit et nous déclara sous la sauvegarde des sans-culottes ; une députation fut chargée de l’annoncer au peuple et le calme succéda à la tempête ; on se remit, dans l’assemblée, à délibérer plus tranquillement, et nous ne tardâmes pas d’y être témoins d’une plaisante altercation. Le Foudroyant, gâté par l’habitude du commandement, oublia qu’il y avait ici pareillement un peuple souverain. Il voulait parler, trancher, motionner à son gré ; le président le rappela à l’ordre d’un ton sévère. Le Foudroyant insista, mais comme la partie n’était pas égale, nous vîmes enfin le superbe sans-culotte humilié, contraint de plier, mordant son frein en frémissant. Dès ce moment, nous passâmes sous l’autorité de la Section, et notre sort fut tout de nouveau à la merci des motions, des discussions et des amendements.
On nous avait fait passer, en entrant, à l’extrémité de la salle, près des tribunes, où étaient assises plusieurs dames. Elles nous adressèrent la parole et parurent touchées de notre sort ; elles prièrent plusieurs membres de l’assemblée de prendre notre défense ; un prêtre constitutionnel se hasarda même à parler en notre faveur. Déjà, il avait obtenu quelque silence, quand, de l’autre extrémité de la salle, il vint une vague terrible qui le fit descendre tout honteux de la tribune. J’entendis même qu’on lui disait : « Oui, il te restera toujours un caractère noir, dont tu ne pourras jamais te défaire », faisant sans doute allusion à son caractère sacerdotal. Alors se succédèrent à la tribune quelques-uns de ces sans-culottes qui nous avaient amenés, et qui avaient peine à renoncer à toute prétention sur nous. Nous ne fûmes jamais plus étonnés que quand nous leur entendîmes dire avec un certain air de bonté : « confiez-nous du moins les jeunes gens, nous les amènerons dans nos familles achever leur éducation ». Cette motion fut rejetée et la discussion se trouvant fermée, on arrêta que nous serions tous enfermés au Carmes.
La horde qui nous accompagnait se livrait à de telles clameurs, qu’arrivés aux Carmes, nous trouvâmes tous nos dignes professeurs prosternés au pied des autels, offrant à Dieu le sacrifice de leur vie. Quand ils surent que c’étaient de nouvelles victimes qu’on amenait, ils s’avancèrent vers nous, ayant à leur tête Mgr l’archevêque d’Arles. Jamais mon cœur n’a joui d’un spectacle plus grand et plus attendrissant à la fois. Mgr l’archevêque, avec toute l’autorité d’un prélatdans les fers pour la cause de la foi, nous parla des choses célestes, de la gloire des confesseurs et de celle des martyrs. Tous s’empressèrent de nous prodiguer les marques d’intérêt les plus touchantes ; ils nous offrirent leurs lits, les débris de leur souper ; ils semblaient oublier qu’ils étaient comme nous dans les fers, pour ne s’occuper que de ce qui nous touchait …
Les personnes qui, à la Section, s’étaient intéressés pour nous ne nous oublièrent point, et saisissant le moment favorable, elles firent passer l’arrêté d’après lequel tous ceux des élèves qui pourraient affirmer par serment qu’ils n’étaient pas dans les ordres seraient, non pas élargis, mais conduits dans un appartement séparé. Ainsi, quelques temps après, un commissaire de la Section vint nous en faire part et recevoir notre serment. Nous ne nous trouvâmes que neuf à n’être point engagés … Le lendemain matin, vers les onze heures, nous vîmes arriver deux membres de la Section qui nous dirent qu’on allait procéder à notre jugement, mais qu’il fallait préalablement que nous fussions interrogés ». L’interrogatoire fut très minutieux et très sévère, et les réponses étonnèrent les commissaires eux-même par leur absolue sincérité. Deux heures après, la sentence fut prononcée. Huit séminaristes furent rendus à la liberté, mais le neuvième, l’abbé NEZEL, simple tonsuré, fut maintenu en état d’incarcération. « Sa grande délicatesse de conscience l’avait engagé à parler dans son interrogatoire avec une liberté qu’il fut jugé que son sang pouvait seul expier ».
Un jeune prêtre du diocèse d’Angers, l’abbé FRONTEAU, qui fut arrêté à Issy avec l’abbé de RAVINEL et qui resta avec lui en prison aux Carmes, a raconté, après son évasion, la manière de vivre que les nobles prisonniers menèrent jusqu’au 2 septembre. De son intéressante relation, transcrivons seulement quelques pages : « Nous nous accoutumâmes facilement au genre de vie que nous trouvâmes établi : il était le résultat plutôt des sentiments que dictait la conduite de Mgr l’archevêque d’Arles, que celui d’aucune convention. La défense renouvelée et signifiée de ne pas s’assembler plus de quatre, nous priva de l’avantage des exercices en commun. L’impossibilité d’avoir autant de bréviaires et de livres que nous étions de détenus, nous força de nous succéder dans nos exercices. Un tiers vaquait à l’oraison ; l’autre tiers à la récitation de l’office et à la lecture ; et les autres prenaient les exercices d’une récréation modeste et paisible qui ne troublait aucunement ceux que la piété occupait alors. Nos conversations roulaient le plus souvent sur les beaux traits qui nous avaient frappés dans les Actes des martyrs que nous lisions … Le moment des repas était le seul où il nous fut permis de nous réunir ; encore étions-nous surveillés par une sentinelle qui était sans cesse auprès de la table commune ». L’air de la commune était corrompu, on permit progressivement à tous les prisonniers de se promener sous la surveillance étroite de leurs gardes, dans le jardin du couvent.
L’avant-veille du massacre, « à dix heures du soir, un commissaire de la Commune de Paris vint nous signifier et nous lire le décret de déportation, et le fit afficher en plusieurs endroits de la prison. Pouvions-nous nous imaginer que c’était une nouvelle insulte à nos malheurs et une dérision outrageante qu’on ajoutait à tant d’autres qu’on nous avait faites jusqu’à ce moment ? Nos cœurs reprirent donc de nouvelles espérances … Le samedi, veille du massacre, se passa, sans qu’on annonçât aucun terme à nos maux. Nous reprîmes donc notre état de sacrifice et de victimes. Nous étions dans ces dispositions, lorsque nous apprîmes la nouvelle encore prématurée de la prise de Verdun. Les tambours qui battaient la générale, le son du tocsin, le bruit du canon d’alarme, nous annoncèrent bientôt que le peuple était en fureur, qu’il demandait des victimes, et que nous étions celles qu’on lui destinait. La tranquillité de la prison n’en fut pas troublée un moment. Chacun rentra dans son cœur, rappela sa foi, demanda la grâce de Dieu, lui offrit sa vie et continua en paix ses exercices. La récréation après le repas ne se ressentit pas de la froideur de la mort qui s’avançait. La même gaieté et la même sérénité régnèrent dans la conversation … L’appel pour aller au jardin nous sépara ; il était quatre heures du soir ».
Nous ne raconterons pas les horreurs du massacre des ecclésiastiques, renfermés aux Carmes ; elles sont connues de tous. Nous n’avons rencontré aucun trait particulier concernant l’abbé de RAVINEL. Le diacre nancéen a son nom inscrit au glorieux martyrologe du 2 septembre 1792. Deux jours plus tard, le « commissaire préposé par l’assemblée générale de la section du Luxembourg pour procéder à l’inhumation des prêtres et autres personnes décédées au couvent des Carmes, le 2 septembre », certifiait « que le sieur Antoine-François de RAVINEL était du nombre des détenus dans cette maison, y ayant été améné par un détachement du bataillon de la section du Finistère et a été arrêté à Issy ». Il certifiait « en outre qu’il est du nombre de ceux qui ont péri ce jour 2 septembre et que j’ai fait inhumé le lendemain au cimetière de Vaugirard ».
Source : l'abbé de Ravinel, victime des septembriseurs, par l'abbé E. Mangenot.
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