Fin janvier, par un froid sibérien, nous quittons le camp de Chalon pour rejoindre la région de Reims. Les étapes à cheval, au pas à cause du sol gelé par moins 20 degrés, étaient très éprouvantes. Les nuits dans les granges n'étaient guère réchauffantes malgré la paille ou le foin. Seules deux bonnes nuits passées dans une étable à côté d’une vache qui me tenait chaud. Nous traversons Champaubert, au nord de Baye, bien connu de vous, et en passant devant le monument de la bataille du ler Empire, le commandant fait sonner la fanfare et fait mettre sabre au clair. On avait, en ce temps là, le respect des hauts faits de l'histoire.
A quelques kilomètres de là, nous arrivons à une ferme isolée dans la forêt de Niontmort, affectée comme cantonnement à ma batterie. Nous fermons le parc avec nos avant-trains, canons, caissons et fourgons et, au moment où nous mettons pied à terre, débouche un superbe sanglier. Aussitôt, les mousquetons partent et le sanglier trucidé améliore bien nos repas durant deux jours.
Après plusieurs étapes tout aussi gelantes, nous aboutissons à Conroy-les-Hermonville, petit village à l'ouest de Reims pour établir une position de batterie aux environs de celui-ci. Il s'agit de préparer une nouvelle offensive que doit diriger le général Nivelle qui s'est distingué à Verdun et qui succède à Joffre auquel on reproche le manque d'envergure de ses attaques et les pertes qui en découlent. Nivelle a promis une attaque sur un large front en espérant trouver un point faible permettant de reprendre la guerre de mouvement.
Portrait du général Nivelle
Or, jamais offensive ne fut plus mal préparée. Dès fin janvier, les batteries d'artillerie, en grand nombre, s'installaient sur tout le front allant du Chemin des Dames au Mont Cornillet.
Les camps, les dépôts de munitions, les réglages de tir se multiplient. L'aviation, les sections de repérage allemandes ont tout le temps de renseigner les états majors sur les préparatifs de grande ampleur qui se révèlent.
Pour mieux se renseigner, le commandement allemand fait déclencher, le 6 avril, dans notre secteur, un puissant coup de main. Je venais d'être nommé sous-lieutenant quelques jours plus tôt et muté de la 7ème à la 8ème batterie commandée par le capitaine Schwander, ingénieur de Central et industriel à Montbéliard, très sympathique.
Ce 6 avril, vers 18 heures, un gros bombardement sur tout le secteur se déclenche, suivi aussitôt de demandes de tir de barrage. Vers 19 heures, alors que je dirige le tir, je vois des artilleurs traverser notre position, certains portant les culasses de leurs canons. Ils me disent, qu'ils viennent d'abandonner leur position de batterie, à un kilomètre en avant de la nôtre parce que les Allemands avançaient et que ceux-ci étaient déjà dans le petit bois tout près de nous.
Je les arrête et les amène au commandant qui, affolé par leurs propos, me dit « vous êtes le plus jeune officiers. Vous allez prendre avec vous deux chasseurs à cheval avec leurs mousquetons et partir en reconnaissance du petit bois en allant jusqu'au contact de l'ennemi. Vous essaierez de ne pas vous faire prendre et, si vous réussissez, vous reviendrez me renseigner ». Je vais chercher mon revolver. Entre temps, tous les autres officiers avaient été convoqués au P.C. du commandant et, lorsque j'y repasse, il me serre la main avec des voeux de bonne chance.
Me voici donc parti avec mes deux gars, en pleine nuit. Tout à coup, deux ombres apparaissent. Première sommation : « Qui vive… Halte là ! ». Pas de réponse... Troisième sommation : « Halte là ou je tire ». Et alors, oh dérision, j'entends crier avec le plus pur accent parigot : « Fais pas le con, on revient de la batterie du régiment marocain ». Soulagement. Je sais que cette batterie est à la lisière du petit bois où l’on nous a dit que les Allemands avaient pénétré.
Arrivant à cette batterie, le capitaine me confirme que les Allemands ont enfoncé les premières lignes et se sont infiltrés dans le bois et me conseille d'aller jusqu'au P.C. du colonel Philippe qui se trouve à 500 mètres de là et sera sûrement content de voir un artilleur. J’arrive au P. C. à l’entrée duquel je trouve un capitaine arborant toutes ses décorations, avec une douzaine de soldats chargés de la défense du P.C. Je me présente au Colonel et lui explique que je suis chargé de déterminer où sont les lignes. Je suis reçu par une bordée de jurons me faisant comprendre que l'infanterie a autre chose à faire qu’à s'occuper de moi et m'invitant à déguerpir au plus tôt. Je réponds que c'est ce que je vais faire mais que mon groupe, ne sachant rien de la situation, va ouvrir un tir de ratissage sur le petit bois où se trouve le P.C. du Colonel. J'obtiens aussitôt les renseignements désirés. Ils sont d'ailleurs assez flous car il y a encore des infiltrations entre les lignes.
Au retour, je mets mon commandant au courant, puis rejoins ma batterie où l'on me fête au champagne. Il est onze heures du soir. A peine avons nous commencé, que le Commandant me rappelle pour me dire « Vous êtes le plus jeune officier. Vous allez partir avec deux téléphonistes au P.C. du chef de bataillon d'infanterie, à la ferme du Luxembourg, sur la route 44 Reims-Soissons. Vous tirerez une ligne téléphonique et, sitôt arrivé, vous me renseignerez sur la situation ».
Je commençais à connaître la rengaine du plus jeune officier. Je l'appréciais d'autant mieux quand il se mit à tomber des cordes et qu'il fallut tirer la ligne dans les boyaux remplis de fantassins montant en renfort et maugréant. La ligne était constamment coupée, soit par les éclats d'obus tombant aux alentours, soit par les fantassins et il fallait constamment revenir en arrière pour la réparer. Après tout ce travail, nous arrivons au but. De ce côté, la situation est rétablie mais notre ligne est toujours coupée et ce n'est que vers 8 heures, après un séjour de 4 heures dans le P.C. envahi par l'eau de pluie et complètement trempé, que la ligne fonctionnant enfin je peux fournir les renseignements et m’entendre dire que je peux revenir.
En fait, les troupes allemandes, au cours de leur incursion, avaient fait de nombreux prisonniers, dont des sous-officiers porteurs des ordres d'attaque. L'ennemi connaissait donc la densité des troupes qu'il avait devant lui et les grands axes de l'attaque qui se préparaient. Il était trop tard pour rien changer et si invraisemblable que cela paraisse, l'attaque eut lieu le 16 avril vers 9 heures, suivant les dispositions précédemment arrêtées et connues de l'adversaire.
L'ennemi nous attendant, ce fut un vrai carnage. Sur notre gauche, la côte 108 résista malgré les attaques par 8 fois répétées d'une brigade russe, magnifique de courage, qui fut exterminée. Notre infanterie, malgré de très lourdes pertes (60 % des officiers hors combat) avait atteint ses premiers objectifs. Mais l'offensive avait été stoppée à sa gauche, sans aucune protection.
A midi, on m'envoie à l'observatoire. De là, je vois arriver les renforts allemands se plaçant sur la gauche de notre infanterie pour contre attaquer. Je demande aussitôt un tir qui, déclenché à ce moment, aurait pu stopper la contre attaque allemande. Réponse arrive: « Interdiction de tirer; il faut économiser les munitions ». Le régiment puis la division ne peuvent enfreindre les instructions car il faut garder des munitions pour l'avance sur Vouziers. Alors, je vois l'infanterie allemande se déployer en tirailleur, l'artillerie allemande se déchaîner et nos troupes décimées revenir à leurs bases de départ. Une heure plus tard, c’était le défilé des blessés, écoeurés de ne pas avoir été soutenus par leur artillerie. C'est lors de ces combats que le père Doncoeur, jésuite très connu, aumonier-brancardier au 44ème d'infanterie, prit le commandement de son bataillon dont tous les officiers avaient été mis hors de combat.
Ainsi, l'armée française, soit disant prête à enfoncer le front, avait attaqué un ennemi parfaitement au courant de tous les détails de l'attaque, prêt à la recevoir, bien ravitaillé en munitions ... Comment s'étonner alors que, quelques semaines plus tard, des rébellions se soient produites dans de nombreux régiments. Ceux de ma division restèrent heureusement en dehors de ce mouvement. Le général Philippot, commandant la division, avait fait ses preuves au Maroc, connaissait la mentalité de la troupe et pouvait tout lui demander.
A Nivelle succéda Pétain. Quelle qu'ait été l'attitude de Pétain pendant les années de 40 à 44, son rôle à Verdun en 1916, et surtout, sa reprise en main de l'armée française après la lamentable expérience Nivelle, lui vaudront la reconnaissance des anciens combattants de 1914-1918. C'est lui qui rendit moral et discipline à notre armée et en fit l'outil qui permit à Foch, meilleur stratège et plus audacieux que lui, d'obtenir la victoire finale.
Source : Quelques souvenirs de la guerre 14-18, par Joseph BERNARD-MICHEL
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