Cet article fait suite à :
Dans mon premier article, j’ai mis en évidence que Domremy et Greux (qui contenait, à cette époque, les Roises et le Saulcy) étaient initialement du temporel de Toul, principauté épiscopale dite « souveraine », qui relevait de l’Empire Romain Germanique.
Mes affirmations étant principalement basées sur les travaux de quelques érudits locaux, elles pourraient légitimement être mises en doute. C’est pourquoi j’ai initié une série d’articles dont les objectifs sont les suivants :
J’ai développé la partie A dans mon précédent article. Je passe donc à la partie B.
B/ Mise en évidence du lien ancestral existant entre Domremy et Greux, ainsi que des traces laissées par leur passé toulois commun.
Le faisceau d’indices suivant témoigne d’une souveraineté touloise ancienne, commune à Domremy et Greux, et d’un lien singulier entre ces deux villages :
1/ Une même origine touloise
Aux 12ème et 13ème siècles, de nombreux dons de biens immeubles situés à Domremy et Greux furent avalisés par le temporel de Toul, ce qui prouve la souveraineté originelle de l’Etat toulois dans ces deux villages (ce point sera développé en détail dans mon prochain article).
D’après le temporel de Toul, cette souveraineté originelle fut usurpée par ses Etats voisins. Cette usurpation fut d'ailleurs reconnue par la France au début du 17ème siècle. En effet, en 1625, lors de tensions avec le duché de Lorraine et de Bar concernant la possession de localités frontalières :
- Le commissaire LEBRET fit témoigner noble Thibault OLRION, procureur général de l’évêché de Toul, qui attesta « avoir trouvé parmi les papiers dudit sieur de la VALLEE, bailli de Toul, un certain mémoire d’une cotisation autrefois levée sur les villages de cet évêché, dans lequel le village de Bouxières y est compris et cotisé comme les autres villages de cet évêché. Il dit avoir vu autrefois en visitant de l’évêché plusieurs mémoires ou reprises faisant preuve que les villages de Charmes, Fontenoy, Sauxures, Housselemont, Vannes, Uruffes, Gibomeix, Macey sur Brissey, Maxey sur Vaize, Jubainville, Clerey la Coste, Happoncourt, Greux, Dompremy la Pucelle, Goussaincourt, Traveron, Bra, Sansey, Apvrainville, Rozieres et Pompé, avoient été de cet évêché » [BNF, « Procez-verbal de monsieur Lebret et autres commissaires, en l’an 1625, de ce qu’ils ont ordonné touchant les usurpations par les ducs de Lorraine sur les éveschez de Metz », Toul et Verdun, ms. fr. 18903, f°57].
- Pierre DUPUY, chargé par le roi, en 1624, de faire valoir les droits du royaume de France sur les territoires contestés des frontières de la Meuse et de la Moselle, donna naissance à un manuscrit de plusieurs centaines de feuillets [« Recueil de pièces concernant l’histoire du comté de Toul, et spécialement des abbayes de S. Mansuy et de S. Epvre, ainsi que l’administration de la justice dans ce comté, de 884 à 1619 », BNF, Dupuy 124]. Au folio 39, dans la rubrique « Anciennement la ville de Toul outre ses deux faulxbourgs et [villaiges] environnants lasdite ville dont il y en a 58 au levant et midi et 13 qui sont de la concession de Charlemaigne, mais la pluspart desdits villaiges ont esté desmembrez ou usurpez à Bar et autres en droitz, ou bien les seigneurs disant les tenir en franc aleu », il est clairement indiqué, dans la liste des villages usurpés « que lon faict relever en France », que Domremy et Greux étaient originellement du temporel de l’évêché de Toul, Greux étant considéré, en 1625, comme étant du royaume de France, et Domremy n’étant considéré que comme étant « du royaume en partie ». Nous reviendrons sur cette subtilité dans un prochain article.
2/ Une même monnaie originelle touloise
La monnaie originelle utilisée pour les redevances anciennes des deux villages est clairement touloise (« 12 toullois par vache laitière … 6 toullois par cheval trayant … »). Cette trace touloise resta d’ailleurs présente pendant plusieurs siècles dans les dénombrements et registres de compte successifs, la monnaie primitive étant convertie en monnaie locale du moment.
3/ Un même seigneur
Les deux seigneuries ont toujours été distinctes. Cependant, elles ont toutes deux appartenu aux seigneurs de BOURLEMONT pendant plusieurs siècles. Cela a forcément créé des rapprochements inaltérables entre les deux villages, qui transparaissent d’ailleurs dans le dénombrement de 1397 de Jean de BOURLEMONT. En effet, il y est indiqué que les habitants de Domremy devaient couper et récolter les foins, et les stocker au château de l’Isle avec ceux de Greux : « Item en la fenaison doivent sur tous mes prés iceux [conduits de Domremy] fener et mettre dedans ladite maison et forteresse, avec ceux de Greux … c’est assavoir tous les foins appartenant à ladite maison et forteresse ».
4/ Une même paroisse
Greux et Domrémy formèrent pendant très longtemps une seule et même paroisse, Domremy étant l’annexe de la cure de Greux. Tout ceci est confirmé par les propos de Jeanne d’ARC. En effet, en début de procès, elle déclara qu’elle était née « dans le village de Domrémy, qui est uni avec le village de Greux ; et c'est à Greux qu'est la principale église ». Elle ajouta qu’elle fut baptisée « dans l'église de Domrémy ». En fin de procès, ses juges lui présentèrent l’ensemble des articles d’accusation, dont le quatrième, qui récapitulait les informations concernant son origine : « Il est vrai que ladite accusée fut et est originaire du village de Greux, qu'elle a pour père Jacques d'Arc et pour mère Isabelle, son épouse ; qu'elle a été élevée en sa jeunesse, jusqu'à l'âge de dix-huit ans ou environ, au village de Domrémy sur la Meuse, diocèse de Toul, bailliage de Chaumont-en-Bassigny, prévôté de Monteclaire et d'Andelot ». Jeanne d’ARC confirma ces dires. Et pourtant, elle avait initialement précisé qu’elle était originaire de Domremy et non de Greux.
Tout cela illustre le lien singulier tissé au fil du temps entre les villages de Greux et Domremy. Pour Jeanne, seul l’aspect religieux comptait. Peu importait le fait que Domremy et Greux soient deux seigneuries distinctes, relevant de prévôtés, bailliages et souverainetés distinctes. Seul le découpage religieux semblait avoir de l’importance pour elle, et ce découpage était le suivant : Domremy était une annexe de Greux, doyenné de Gondrecourt, archidiaconné de Ligny, diocèse de Toul.
5/ Une même exemption d’impôts
Le 31 juillet 1429, une exemption d’impôt fut accordée aux habitants de Greux en considération de la Pucelle. L’acte original n’existe plus. Seuls des vidimus [copies certifiées conformes] sont conservés dans diverses archives. Bizarrement, certains vidimus présentent une exemption pour Greux et Domremy :
« Charles, par la grâce de Dieu roy de France … Sçavoir vous faisons [que] en faveur et à la requeste de nostre bien amée Jehanne la Pucelle ; [considéré] le grant, haut, notable et prouffitable service qu'elle nous a fait et fait chacun jour au recouvrement de nostre seigneurie : nous avons octroyé et octroyons de grace espéciale par ces présentes aux manans [et] habitans des ville [et] villaige de Greux et Domremy, oudit bailliaige de Chaumont en Bassigny, dont ladite Jehanne est natifve, qu'ilz soyent d'ores en avant francs, quictes et exemptz de toutes tailles, aides, subsides et subvencions mises et à mettre oudit bailliaige » [vidimus de 1483 conservé naguère à la mairie de Greux].
et d’autres uniquement pour Greux :
« Charles, par la grâce de Dieu roy de France … Savoir vous faisons que en faveur et à la requeste de nostre bien amée Jehanne la Pucelle ; et pour les grans, haulx, notables et proffitables services qu'elle nous a faiz et fait chacun jour au recouvrement de nostre seigneurie, nous avons octroyé et octroyons de grace especial par ces presentes aux manans et habitans de nostre villaige de Greu, oudit bailliaige de Chaumont en Bassigny, dou lad. Jehanne est native, qu'ilz soient doresenavant francz, quittes et exemps de toutes tailles, aides, subsides, autres subventions mis et a mectre oud. bailliaige ». Ce vidimus est certifié par des notaires lorrains : « A tous ceulx qui ces presentes coppies verront salut. Nous Jehan THERIET, secretaire, et Claude WIRIET, du Neufchastel, ambedeux tabellions et garde du seel du tabellionnage du roy de Sicille, Duc de Lorraine et de Bar, etc. De sa court et tabellionnage de Chastenoy et du Neufchastel, certifions a tous avoir coppiés le contenu cy dessus et prins sur les vray originalz sains et entiers scellés de cyre jaune du grand seel du Roy de France. Avec ce qvons veuz et louz une autre lettre du roy Charles de son Regne XXXVIIIe, dattée du sixième de febvrier l’an mil CCCC cinquante et neuf que contiennent et declairent les franchises telles que cy dessus pour les habitants dessusd. Et ainsy le certiffions, tesmoingz noz seingz manuel icy mis le second jour d’octobre l’an mil cinq cens. Signé THIRIET et WIRIET avec paraphes » [vidimus de 1500, BNF, Lorraine 129, Lorraine 119].
Je reviendrai sur cette incohérence dans un prochain article.
Quoi qu’il en soit, cette exemption d’impôts demandée par Jeanne d'ARC au roi de France pour Greux démontre toute la considération qu'elle avait pour ce village dont elle n’était pourtant pas native. Là encore, ceci met en évidence le lien singulier et étroit qui existait entre les villageois de Greux et Domremy.
6/ Interpénétration des deux seigneuries
La seigneurie de Domremy empiétait sur celle de Greux. En effet, lors du partage de cette seigneurie par Jean de SALM et Jacques de SAINT-BLAISE en 1561, un « mémoire des héritages appartenant aux seigneurs de Dompremy, situez et assis au ban et finage dudit Dompremy et Greux » met en évidence la présence d’environ 45 jours de terres situées dans le ban de Greux.
Ceci explique pourquoi, le 2 avril 1420, est présent, dans le contrat de bail de Jacques d’ARC concernant la maison-forte de l’Isle, un « maiour pour et es nons des signours de Bourlainmont, dudit Dompremi et de Grex en partie ». Le terme de « Greux en partie » prend alors tout son sens.
Au début du 16ème siècle, la seigneurie de Greux appartenait aux comtes de SALM et la seigneurie de Domremy appartenait, par indivise, aux mêmes comtes de SALM (pour moitié) et aux héritiers d’Henri d’OGEVILLERS (pour moitié). Au milieu du 16ème siècle, un accord fut conclu entre le comte de SALM et madame de FONTENOY (descendante d’Henri d’OGEVILLERS), cette dernière semblant avoir abandonné tout droit de haute, moyenne et basse justice sur les quelques terres situées à Greux.
Cette information ressort des documents d’archives relatifs à l’établissement du partage de la seigneurie de Domremy de 1561. En effet, ces terres situées à Greux firent l’objet de discussion entre les deux parties. Le 20 novembre 1561, Philippe PREUDHOMME, chargé des tractations, envoya, la lettre suivante au comte de SALM :
« … Monsr de Changy [Jacques de SAINT-BLAISE] arriva ledit matin … J’ai parlé du partage … il m’a dit qu’il consentait au partage desdits hommes, pourvu toutefois que le village et tout le finage seroit parti des deux, et que les terres, corvées et prés qui sont assises au ban et finage de Greux, il les tiendroit en tout droit de propriété des haute justice, basse et moyenne, et que les sujets dudit Greux feraient les corvées comme ils ont fait du passé, les terres indivises encore. Je lui ai remontré que du lieu de Greux et de tout le ban et finage vous étiez seigneur haut justicier, bas et moyen, seul et pour le tout, et qu’il ne se trouveroit que par ci-devant lui ou ses officiers aient prétendu es terres et prés qu’il a audit Greux aucun droit de justice mais seulement lever les fruits provenant des dites terres et prés, mais au contraire a toute la connaissance des amandes faites sur lesdites terres et prés appartenant à vos officiers dudit Greux et les amandes alors applicables … Monseigneur, il est nécessaire de faire chercher si vous avez quelques titres papiers de la terre de Greux et de l’appointement qu’on dit avoir été fait entre feu Monseigneur le comte de SALM votre père à l’encontre de feue Madame de FONTENOY, pour vérifier si votre comparsonnier a quelque droit de justice au ban et finage de Greux … 20 novembre 1561 ».
Le comte de SALM lui répondit le surlendemain :
« Monsieur le prévôt, j’ai reçu ce matin votre lettre et fait chercher l’apointement d’entre feu Monsr le comte de SALM que Dieu absolve et feue Madame de FONTENOY dont je vous en envoye copie, par laquelle verrez si les demandes de Monsr de Changy sont pertinentes pour le village de Greux. Il me semble que l’on ne peut faillir d’ensuivre ledit appointement et selon que l’on en a usé jusqu’à présent. Quant à Domremy, puisque trouvez bon que les hommages, justices et émoluments d’icelle demeurent par indivis pour les raisons que vous m’écrivez, j’en suis content si depuis m’avoir écrit, il n'est survenu chose qui vous ait fait changer d’opinion. Je suis bien aise que vous êtes encheminé à ce partage, espérant qu’y donnerez une bonne fin à ce coup … ».
D’après les dénombrements et registres de comptes ultérieurs, ces terres situées à Greux faisaient partie d’un gagnage de la seigneurie de Domremy nommé « la corvée des seigneurs ».
Inversement, la seigneurie de Greux empiétait aussi sur celle de Domremy. En effet, elle comprenait un gagnage nommé « le gros gagnage », constitué de 72 jours de terres dont une partie était située dans le ban de Domremy.
7/ Dérogations sur les héritages
Les registres des comptes du domaine de Ruppes (1589), dont faisaient partie Domremy et Greux, mettent en évidence qu’il existait des dérogations spécifiques relatives aux héritages dans ces deux villages :
« Tous difforains résidant hors de ladite seigneurie de Greux et possédant héritaiges au ban d’illec, hormis ceulx de Domremy, doibvent par chacun an à mondit seigneur, au jour Sainct Remy, un sol toulois valant 18 deniers barrois, et en grains chacun deulx bichetz bled et aultant d’aveyne ».
Conclusion :
Voilà donc pour ce qui est de l’origine touloise commune de Domremy et Greux, et des liens étroits progressivement tissés entre les deux villages.
Dans mon prochain article, je décrirai la perte progressive de l’influence et souveraineté touloise dans la contrée, et plus particulièrement dans ces deux seigneuries, au cours du 13ème siècle.
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