mardi 13 mars 2012

Verdun 1917 : reprise de la côte du Talou

En août, nous sommes relevés pour aller passer 15 jours au repos à Ay-sur-Marne. Ensuite, nous descendons vers le sud et cantonnons à Bergerès-les-Vertus. De là, nous partons vers l’est par petites étapes pour rejoindre, au nord de Bar-le-Duc, la route nationale Bar-le-Duc-Verdun, dite depuis « la Voie Sacrée ». Nous allons donc être engagés à Verdun où une offensive vient à peine de commencer. Cette route est la seule artère susceptible de subvenir aux besoins des troupes engagées à Verdun, avec toutefois le modeste appui d'un tortillard à voie étroite dit « Le petit Meusien ». La circulation sur la route est sévèrement contrôlée. On ne peut s'y engager qu'au « top » donné par le service routier et, une fois engagé, il faut suivre coûte que coûte camions et voitures à chevaux marchant à même allure : au pas.

Joseph Bernard-Michel avec le général Ludovic Sérot-Alméras-Latour, son oncle

D'un côté, la colonne montante et de l'autre, la colonne descendante, en file ininterrompue. La route n'est plus qu'une large bande défoncée que des unités de travailleurs indochinois entretiennent, si l'on peut dire, en bouchant avec des pierres les trous au fur et à mesure qu'ils se produisent. Ces unités travaillent jour et nuit en se relayant. Certains de ces travailleurs tiennent en laisse des rats gros comme des chats dont ils paraissent très fiers.

Nous arrivons à la tombée du jour à hauteur de Balincourt et bivouaquons dans un bois à hauteur de ce village. Le canon tonne sans arrêt, en un roulement continu impressionnant, et la nuit est rougie par les éclairs de départ des obus.

Le lendemain, attente des ordres qui parviennent le soir. Nous irons prendre position sur la rive droite de la Meuse, entre Bras et Vacherauville, au nord de la route de Bras à Douaumont.

Traversée de Verdun la nuit, dantesque, les pans de murs, les maisons éventrées, les vides laissés par les ruines prennent un relief accentué par les ténèbres. De temps à autre, un obus tombe sur la ville. Au petit matin, nous arrivons à notre position et commençons les réglages et à creuser les tranchées pour l'abri des hommes. Nous appuyons l'attaque de la côte du Talou qui réussit et, dès le lendemain soir, quittons la position pour une autre située au Nord de la côte du Talou, dans le ravin de Monsainvau, au lieu dit « Moulin de la cotelette » où l'on retrouve encore, à moitié enfouie dans le sol, la meule du moulin. Notre infanterie s’est établie solidement au sommet de la côte 344.

Verchère est parti dans la journée en reconnaissance en emmenant Boiteux, le lieutenant en second. Il m’appartient de faire faire mouvement à la batterie, de nuit, car la côte du Talou que traverse notre itinéraire est en vue de l'ennemi. Tout se passe bien jusqu'à l'arrivée à la nouvelle position. Mais celle-ci n'est qu’à 1800 mètres des premières lignes. Les allemands ont dû entendre notre convoi de sorte qu’à peine descendus de cheval, un tir se déclenche sur le ravin. Chevaux et plusieurs hommes tués, d'autres blessées. On installe les pièces en hâte et fait partir aussitôt les avant-trains, après avoir évacué les morts et les blessés et dételé les chevaux morts qu'on enterrera plus tard. L'endroit est criblé de trous d'obus. Les abris des officiers et des téléphonistes sont distants de 50 mètres des pièces. Les tirs d'artillerie sont fréquents, tant sur notre batterie qu'aux alentours, et surtout aux carrefours, et les fonctions d'agent de liaison ne sont pas sans danger. J'eus la chance d'avoir à ce moment un agent de liaison peu banal. Peu avant notre départ d'Ay pour Verdun, il avait été affecté à notre batterie parce qu'on connaissait la discipline qu'y imposait Verchère : un parisien du nom de Charlier ayant un lourd passé de condamnations dont une au conseil de guerre lui avait valu un séjour aux bataillons disciplinaires qu'il venait de purger. Comme après les pertes de l'offensive d'avril, on manquait d'hommes, on raclait les fonds de tiroir et on nous l'envoyait en nous le recommandant tout spécialement.

A la première étape, après Ay, dès 17 heures, Charlier avait tant bu qu’il ne savait plus ce qu'il faisait. Il se promenait dans le village où nous cantonnions en menaçant les femmes de les violer et ceux qui s'interposaient, de leur casser la figure. A 18 heures, il avait reussi à s’installer sur le tas de fumier de la cour de la ferme où était installé le bureau de la batterie et, armé de son mousqueton, menaçait de descendre ceux qui l'approcheraient. J'essaie sans succès. Verchère aussi. Ce dernier décide de ne rien faire et d'attendre le lendemain. Ce jour là, nous partions pour une étape de 40 kilomètres.

Charlier était calme, tout fier de ne pas avoir été sanctionné. Au moment du départ, un sous-officier à cheval l'attendait et, dès la batterie partie, l'invitait à le précéder pour faire l'étape à pied devant lui. A cette époque, la contestation n'était pas encore née et on respectait la discipline. La traversée de chaque village lui valait une belle série de quolibets et son arrivée à l'étape en fin de journée, sous les moqueries de ses camarades, fut d'un tel effet que Charlier n'eut plus d'histoires de ce genre. Comme c'était une tête brûlée et un dégourdi de premier ordre, il acceptait les missions les plus périlleuses... et en est toujours revenu.

A cette position du Moulin de la Cotelette, nous étions si près des premières lignes qu'il nous fallait tirer avec des obus à charge réduite dont la trajectoire était moins tendue. Or, le commandement s'était mis dans la tête de tirer avec des obus à balles pour lesquels il n'y avait pas de charge réduite.

Avec croquis et calculs à l'appui, je démontre que si l'on employait des obus à balles, ceux-ci viendraient frapper en plein les premières lignes. Le Colonel s'obstine et veut qu'un tir d'essai soit exécuté en présence d'un officier au point critique. On me désigne. Je pars donc seul avec un téléphoniste en première ligne. Je fais évacuer la tranchée par les fantassins qui rentrent dans leurs abris avec mon téléphoniste et je reste seul, sans casque, car les lignes, séparées par un petit ravin, étaient si près l'une de l'autre à vol d’oiseau que le reflet d'un casque attirait aussitôt un tir nourri sur celui-ci.

La première pièce tire et l'obus passe non loin de ma tête. La deuxième pièce tire et l'obus passe si près que c'est la seule fois que j'ai vu un obus en pleine trajectoire. L'obus de la troisième pièce éclate à quelques mètres derrière moi et la ligne téléphonique est coupée. Après réparation de celle-ci, j'entends Verchère me demander si j'étais bien sûr que l'obus avait éclaté derrière moi... La réponse ne fut pas académique. On essaya la quatrième pièce qui écrêta comme la troisième.

Le lendemain eut lieu un coup de main et, naturellement, on reçut l’ordre de tirer à obus à balles avec les 1ère et 2ème pièces. J'avais envoyé mon ami Floquet, alors aspirant à ma batterie, dans la tranchée pour s’assurer que l'on ne tirerait pas sur les fantassins. Il y retrouva Saint-Pierre avec ses canons de tranchées. Pendant la nuit, le vent avait changé et, à peine le tir déclenché, les deux pièces tiraient sur les fantassins et il fallut revenir aussitôt aux obus à charge réduite. C'était ma seconde rencontre avec Saint-Pierre et je lui avais tiré dessus...

A quelques jours de là eut lieu, pendant la nuit, une violente contre-attaque allemande et, au petit matin, on m'envoyait reconnaître l’emplacement des lignes. C'était en septembre et il y avait un épais brouillard. Je ne vois plus de tranchée et continue ma route quand je m'entends interpeller par derrière. C'était un fantassin qui me hélait. Les tirs de la veille avaient comblé la tranchée dont il ne restait plus que des morceaux épars. Plus loin, les fantassins relevaient les morts et les blessés. Ils n'avaient pas d'eau pour laver leurs mains pleines de sang et utilisaient leur urine... Jusqu'où peut aller la misère humaine...

Fin septembre, nous sommes relevés. L'offensive est terminée et nous allons à Laumes, au Sud de Verdun. C'est là que j'apprends que je viens d'être cité pour la seconde fois avec la citation suivante à l’ordre de la Division : « Jeune officier d'un bel allant et d'un grand courage. A Verdun 1917, comme lieutenant de tir, a rendu les plus grands services tant à la position de batterie qu'à l'observatoire de toute première ligne, tous deux soumis à des tirs continuels de tous calibres, par son exemple et ses initiatives intelligentes et la précision de ses réglages ».


Source : Quelques souvenirs de la guerre 14-18, par Joseph BERNARD-MICHEL

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