Le Haut-Commandement décida alors de faire de fréquentes relèves afin d'éviter la démoralisation consécutive à de trop longs séjours sur la même position. D'avril à juillet, nous fûmes donc appelés à occuper de nombreuses positions de batteries sur le front de Reims : Conroy-les-Cormicy, Villers Franqueux, Saint Thierry, Taissy, le tout entrecoupé de repos dont un prolongé à Dizy-Magenta, un faubourg d'Epernay.
A Conroy-les-Cormicy, ma batterie reçut comme lieutenant Jean de Pange, qui devint un écrivain connu et dont la femme, soeur des deux savants de Broglie, a écrit des mémoires qui firent l'enchantement de votre Mère. Je devais un jour aller en reconnaissance avec le commandant pour trouver un observatoire sur le mont Chatte qui domine la région. Je vois passer en avance le Capitaine Rigaud, de mon ancienne batterie, avec son lieutenant en second. N'étant pas prêt, j'attends le passage du commandant et me joins à lui. En montant au mont Chatte, nous sommes surpris par un violent tir d'artillerie déclenché sur les observatoires et attendons qu'il se ralentisse pour reprendre notre route. Arrivés au point de rassemblement de l'observatoire de la 7ème batterie, celui-ci était détruit et comblé. Pas trace du Capitaine Rigaud, de son lieutenant et du brigadier de tir. Aucun indice de leur présence.
Les occupants des observatoires voisins n'avaient rien vu. Le commandant décide de poursuivre la reconnaissance sous le bombardement allemand. A notre retour, personne n'avait revu le capitaine Rigaud et ses compagnons. Nous repartons avec des outils et des lampes et, après avoir creusé d'un mètre, nous avons retrouvé le malheureux capitaine Rigaud décapité et son lieutenant mortellement blessé à la tête. Nous avons eu beau fouiller, pas trace du brigadier qui les accompagnait. Nos recherches dans tous les hôpitaux de la région, reprises un an plus tard, ainsi que dans les cimetières de la région sont restées vaines. Le malheureux avait disparu. Dans quelles conditions ? Mystère...
Le Lieutenant Dreyfus se trouvant seul à la 7ème batterie, j'y fus aussitôt muté puisque je la connaissais bien et je reçus un accueil chaleureux de mes anciens sous-officiers et de mes hommes. Mais j'allais connaître des jours difficiles. Dreyfus était un centralien, donc officier de réserve. De plus, il était le fils d'Alfred Dreyfus, l'ex-capitaine Dreyfus, reconnu coupable de trahison, condamné à la dégradation, relégué en Guyane à l'Ile du Diable et dont la révision du procès réclamée par le fameux article de Zola « J'accuse » avait eu lieu un an plus tard et l'avait innocenté. A l'époque, en 1917, une assez large opinion se refusait à admettre l'innocence de Dreyfus. À la suite de la révision du procès, de nombreux officiers avaient vu leur carrière brisée par les fiches qui avaient été établies en considérant leurs opinions politiques et religieuses.
Ce fut le cas du Colonel de Verchère dont le fils, sortant de polytechnique, était lieutenant à l'E.M. de l'artillerie de ma division. Celui-ci, comme officier d'active avait préséance sur le lieutenant Dreyfus, bien qu'ayant tous deux la même ancienneté dans le grade. Voulant venger son Père, Verchère demanda le commandement de la 7ème batterie. Durant 8 jours, j’eus droit aux confidences de Dreyfus me narrant ses démarches en vue de garder son poste à celles de Verchère m’exposant ses motifs.
Finalement, Verchère l'emporta et je me souviendrai toujours de la passation des consignes et du déjeuner qui suivit, une heure avant notre remontée en ligne, et au cours duquel, en dehors de mes louables efforts pour rompre le silence, pas un mot ne fut prononcé. La prise de commandement ne fut pas simple non plus et je crus bien qu'il allait y avoir des étincelles. Verchère était un bel officier, cavalier accompli. A 8 ans, il suivait les chasses à courre en Sologne, son cheval attaché à la scelle de celui de son père. Très intelligent mais très colérique et exigeant. Dès le lendemain de sa prise de commandement, les punitions pleuvaient et je recevais les plaintes de tous côtés. Il me fallut beaucoup de doigté pour arrondir les angles. Peu à peu, d'ailleurs, les hommes se rendant compte du courage et de la valeur de leur nouveau chef se soumirent et, de son côté, Verchère se calma. Nous eûmes, par la suite, des relations d'amitié que je n'oublierai jamais.
A Saint Thierry, nous fûmes relevés par un groupe d'artillerie où Maurice de Wendel était lieutenant à L’E.M. du groupe. Je n'eus pas alors l'occasion de le rencontrer, mais il était très populaire parmi ses camarades qui se vantaient de l'excellente « popote » qu'ils avaient grâce à la générosité de leur camarade. Je ne savais pas alors que, cinq ans plus tard, j'entrerais à la Maison de Wendel pour y faire toute ma carrière d'ingénieur.
Nous allons au repos à Venteuil, petit village le long de la Marne, à l’ouest d'Epernay, et j'apprends que je suis proposé pour la Croix de Guerre. Quelques jours plus tard, je suis décoré au cours d'une prise d'armes avec la citation suivante à l'ordre de la brigade : « Jeune officier très dévoué et très courageux. S'était déjà fait remarquer comme aspirant en 1916, pendant l'offensive de la Somme. Dans les récents combats de Champagne, a montré un absolu mépris du danger, notamment le 24 avril 1917, en exécutant, pendant un bombardement intense, une reconnaissance en vue de rechercher un observatoire pour le groupe et les batteries ». Je pars pour la première fois en permission à Besançon.
Nous allons prendre position le long de la Vesles, à l'est de Reims, près de Taissy. Nous construisons des abris mais, le secteur étant calme, nous logeons dans une jolie Villa. Nous canotons sur la Vesles et allons de temps en temps à Reims, où restent encore des habitants et où l'on peut faire des achats. Il y tombe de temps en temps des obus. Alors, on ne voit plus personne : les commerçants baissent les rideaux de leur magasin et la ville semble morte.
Un matin, vers 7 heures, tir d'artillerie tout alentour. Je me lève sans me presser, fais ma toilette, descend et ne trouve plus personne dans la villa, tout le monde ayant gagné les abris. A peine y étais-je arrivé qu’un obus s'abat sur la villa. Profitant d'une accalmie, je fais une rapide reconnaissance : ma chambre a été atteinte de plein fouet, tous mes objets de toilette ont été pulvérisés et mes couvertures sont trouées d'éclats d'obus. Là encore, la chance m'a souri...
Nouvelle position de batterie à Cormicy. Nous tirons sur Berry-au-Bac et le Bois Cornu. Verchères partant en permission, je prends le commandement de la batterie. Je n'avais pas 20 ans. Le commandant quelque peu inquiet de ma jeunesse, sous le fallacieux prétexte d'essayer de nouveaux obus, me donne rendez-vous à l'observatoire, en réalité pour juger de mes capacités. J'ai la chance de placer un obus au but dès la 3ème salve et, à partir de ce moment, ma réputation de tireur fut bien établie.
J'étais loin de me douter qu'à la même époque, à 15 kilomètres de là, mon futur beau-père était mortellement blessé au chemin des Dames.
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