La famille NOEL était une vieille famille lorraine qui habitait Sommerviller où elle possédait un patrimoine terrien et une fortune bien assise.
Mon grand-père, dans ses mémoires, indiquait les informations suivantes :
Laurent NOEL fut intendant de Mr RENAULT d’UBEXY. Madame DURIVAL fut la marraine du fils de ce Laurent NOEL, lui fit épouser sa parente de VISME d’AUBIGNY et lui légua tous ses biens. Un mystère est attaché à cet enfant pour qu'elle fut si généreuse : était-il son fils ?
Toujours est-il que tous les beaux meubles venant de Sommerviller proviennent du don de madame DURIVAL. Il en avait beaucoup d'autres ainsi qu'une superbe argenterie et son portrait peint.
Ces propos m'ont fortement intrigué et m'ont poussé à approfondir l'étude sur la généalogie de cette famille.
Or, au cours de mes recherches, j'ai retrouvé, par hasard, un livre sur Joseph-Louis-Gabriel NOEL. Ce livre, écrit par un de ses descendants, contenait toutes ses lettres rédigées à Mme DURIVAL au temps des volontaires (défense de la France en 1792). L'introduction de ce livre est intéressante car elle donne de nombreux détails et de nombreuses anecdotes sur Mme DURIVAL et sur mes ascendants (Joseph-Louis-Gabriel NOEL et Charlotte de VISMES d'AUBIGNY, qui fut, par la suite, sa femme) :
Gabriel NOEL est né le 27 mai 1770 à Nancy, rue Neuve-Sainte-Catherine, dans la maison de M. RENAULT d'UBEXY.
Ses parents, Laurent NOEL et Reine CONTE, mariés depuis une année, habitaient, pour l'ordinaire, le petit village d'Ubexy, blotti au creux d'un mélancolique vallon lorrain, non loin de Charmes. Mais, comme Laurent NOEL était fort dans la confiance de M. RENAULT, dont il gérait la seigneurie à titre de receveur, les NOEL se trouvaient fréquemment à Nancy pour des séjours plus ou moins longs, et voilà comment le petit Gabriel y vint au monde.
Laurent NOEL était lui-même originaire de Frémonville, au baillage de Blamont, et depuis longtemps, ses ancêtres avaient été attachés au temporel de l'abbaye de Haute-Seille. Plusieurs avaient été maires de Frémonville ou tenanciers, pour l'abbaye, de son domaine de la Vigne ; et presque tous, en somme, étaient ce que nous appelons cultivateurs, et que le langage modeste et savoureux de nos pères désignait sous le beau titre de laboureurs.
Au demeurant, Laurent NOEL était propriétaire d'une petite maison au pays d'Ubexy, d'un pré et peut-être d'un bout de vigne aux environs : c'était là tout son bien. Mais il était actif, entendu, instruit, et M. d'UBEXY, qui avait toujours été dans d'assez grandes charges, n'avait guère le temps de s'occuper de ses affaires ; c'est pourquoi les talents de Laurent NOEL lui étaient fort utiles.
Cette famille RENAULT, à laquelle celle du petit Gabriel se trouvait attachée par des liens anciens de dévouement et d'affection, était de noblesse de robe. Son chef, M. Joseph RENAULT, avait été autrefois au service des ducs de Lorraine, puis du roi de Pologne. Sur l'acte de baptême de Gabriel NOEL, dont tout naturellement il fut le parrain, il s'intitule « chevalier, seigneur d'Ubexy et autres lieux, ancien conseiller d'Etat et conseiller ordinaire de feu Sa Majesté le roi de Pologne, conseiller en son conseil royal des finances et commerce, et doyen desdits conseils ».
M. RENAULT avait plusieurs enfants qu'il nous importe assez peu de connaître, à l'exception d'une fille déjà mûre, ayant dépassé la trentaine, qu'on appelait Mlle de JUVINCOURT dans le monde, mais que ses amis philosophes nommaient aussi la Métaphysique ou plus irrévérencieusement encore Petronaille (1). Ladite Petronaille, résolue ou résignée au célibat, n'était point, paraît-il, d'un caractère commode, mais elle était pourtant susceptible d'une amitié très vive et surtout fort jalouse. Or, l'objet le plus cher qui fut jamais à cette amitié inquiète et tyrannique est une charmante femme, que nous allons trouver mêlée à chaque page de ce récit, et qui allait devenir la très tendre mère d'adoption du petit Gabriel, Louise-Elisabeth du FRENE, épouse à peu près honoraire de Jean DURIVAL.
Le caractère parfaitement platonique (c'est une situation spéciale en ce temps-là aux légitimes époux) du lien conjugal qui unissait la jolie DURIVAL à son mari, la laissant libre de vivre à sa guise, elle avait cédé aux sollicitations de son amie JUVINCOURT, en louant un appartement à M. d'UBEXY dans l'hôtel de la rue Sainte-Catherine. Voilà donc pourquoi Mme DURIVAL, par l'intermédiaire des RENAULT, fut amenée à connaître les parents du petit Gabriel, et comment son sentiment maternel, « demeuré sans objet, la nature n'y ayant point pourvu », sut trouver son emploi.
Dès le jour du baptême, le 27 mai 1770, sur les cinq heures du soir, elle accompagne à titre de marraine, en l'église Saint-Roch, le bébé né du jour même, et s'inscrit sur le registre baptistaire à côté de son compère « messire Joseph Renault ». Ce premier office marque le début d'un demi-siècle d'affectueuse tendresse.
Acte de baptême de Joseph-Louis-Gabriel Noël
Mme DURIVAL avait un peu plus de trente-deux ans au moment où elle devint mère... d'adoption. Sa famille était de bonne bourgeoisie vaguement teintée de noblesse, son père ayant été « maître d'hôtel ordinaire du roi de Pologne, lieutenant des chasses et des plaisirs de Sa Majesté », charge qui donnait plus ou moins les privilèges. De plus, M. du FRENE étant des protégés du chancelier de la GALAIZIERE, sa fille Louise fut élevée au château de Lunéville dans une intimité très affectueuse avec les enfants de ce puissant personnage. Sans doute, le spectacle continuel de la petite cour assez libre du vieux Stanislas n'était pas, pour une jeune fille, des plus recommandables. Mais, par un effet de réaction qui n'est pas très rare chez les natures indépendantes et originales, ce milieu de dévergondage paraît plutôt l'avoir édifiée pour jamais sur le néant de l'amour trop facile, on serait presque tenté de dire de l'amour... tout court. Et comme elle était, dit-on, jolie, il est probable que ce fut la volonté, et non pas l'occasion de se mal conduire, qui lui manqua. Est-ce à dire qu’elle fut une prude effarouchée ? L'amitié constante et la société continuelle de la marquise de BOUFFLERS, qui ne l'était guère, paraît la mettre à l'abri de ce reproche.
Jolie, vertueuse et charmante, quelle perspective favorable pour un mari ! Tout aurait donc été pour le mieux dans les chances de bonheur offertes par le mariage à Jean DURIVAL (2) qui épousa Louise du FRENE en 1761, s'il avait su éveiller ce coeur de vingt-trois ans à des sentiments plus vifs et plus ardents que la simple amitié. Mais il paraît bien qu'il ne le sut point, sans qu'il soit facile de préciser pourquoi.
Et d'abord, cette froideur dans le mariage était fréquente en ce temps-là dans la société cultivée.
Ce que l'on demandait surtout au lien conjugal, c'était de se montrer assez souple pour ne vous point gêner. La plupart des maris auraient pensé faire un contresens en attendant de leurs femmes ce qui leur paraissait être du ressort de leurs maîtresses.
D'un autre côté, Mme DURIVAL, nous l'avons vu, n'était pas fort disposée à se laisser tyranniser par l’amour. Elle parle quelque part « des ivresses repoussantes d'un plaisir malhonnête ». Engagée dans cette voie, elle n'a pas tardé à condamner les ivresses du plaisir tout court : c'eût été bien peu intellectuel pour une philosophe, même charmante, et la voilà qui prétend ne savoir élever d'autels qu'à la pure amitié.
Le besoin d'avoir autour de soi tant d'amis ne resserre pas les ménages. Et puis, l'adulation dont la jeune femme n'avait jamais cessé d'être l'objet dans son petit cercle ne la portait guère à chercher le refuge de son âme ardente dans l'intimité d'un mari laborieux. Tout cela peut-être aurait pris une autre tournure si Mme DURIVAL fût devenue mère. Mais la maternité ne vint point au début du ménage. La jeune femme en eut certainement du regret, regret si profond et si actif qu’elle adopta plus tard des enfants pour tenir la place de ceux qu'elle avait si ardemment désirés en vain. L'absence de la maternité consomma dans son esprit la faillite du mariage.
La vie, ou tout au moins l'habitation commune, dura pourtant les cinq premières années de cet étrange ménage, c'est-à-dire tant que vécut le roi Stanislas. Le couple habitait Lunéville, où M. DURIVAL avait son emploi.
Mme DURIVAL, qui aimait tendrement ses parents, jouissait de leur présence et de la constante société de ses amis. Elle avait pris, peu à peu, en affection une petite et toute modeste maison de campagne, que M. du FRENE avait achetée quelques années auparavant à trois lieues de Lunéville, au village de Sommerviller. C'était la pleine et vraie campagne avec un verger, des prés et des bêtes. On y voisinait avec la maison plus importante que M. de RUTANT avait tout à côté dans le village et que Mme DURIVAL acheta plus tard.
Les choses allaient de ce train, quand le vieux roi, au souffle fragile duquel était suspendue la fiction de l'autonomie lorraine, vint à mourir à la fin de février 1766, des suites d'un malheureux et banal accident.
Dans le remaniement de toutes choses, qui se produisit alors par l'annexion définitive de la Lorraine à la couronne de France, la situation de Jean DURIVAL fut modifiée. Il acceptait en France, dès le mois de mai, la place de premier secrétaire du département des affaires étrangères. Le voilà donc diplomate à Versailles. Il n'y emmenait point sa femme. Et pourtant, ces époux qui se séparaient si allégrement pour le reste de leur vie n'étaient pas absolument différents d'esprit ni de culture. Ils avaient même ce point commun, peu favorable aux concessions, d'être l'un et l'autre passionnément indépendants. En cela ils étaient bien pareils, prétendant l'un et l'autre agir à sa guise, écrire et philosopher tout à son aise. DURIVAL avait écrit pour l'Encyclopédie ; sa femme en avait fait autant. Il fréquentait les lettrés et les philosophes ; elle en avait bon nombre autour d'elle. Il était l'ami et l'admirateur de BUFFON ; elle était passionnée de sciences naturelles, menant de front botanique, géologie, zoologie et physique.
Sous l'auréole de ses cheveux blonds finement crêpés et poudrés à frimas, c'était une fée « charmante et sublime », mais bien agitée sans doute, que cette petite femme. Rien n'apaise sa fébrile activité. Elle est philosophe avec VOLTAIRE et ROUSSEAU, physicienne avec NEWTON, astronome avec GALILEE, financière avec VAUBAN et NECKER. Elle lit du latin et du grec, fait de l'italien avec son voisin M. de RUTANT, de la philanthropie avec la présidente de NEUVRON, de la politique avec CERUTTI. Sans cesse lisant, discutant, rédigeant, réfutant, commentant, elle ne prend pas un instant de répit ni n'en laisse aux autres.
Avec cela, le pied poudreux, le goût des voyages et des excursions, l'ardent désir de se répandre, d'instruire, de former des intelligences neuves, suivant les conceptions de la vie qu'elle a faites siennes.
Voici venir maintenant les arts d'agrément. Elle dessine, elle découpe, elle fait de la musique et joue du violon. Femme de salon, elle tient tête à son amie BOUFFLERS pour les charades, les synonymes et les bouts-rimés ; elle fait de mauvais vers pour ses amis, elle joue la comédie. Il serait plus court enfin de dire ce qu'elle ne faisait pas que de citer tout ce qu'elle s'essayait à faire. Il n'était pas jusqu'à l'habit du sexe fort qu'elle ne prétendît usurper. On la voit courir les champs, coiffée d'un grand chapeau et vêtue d'un gracieux habit de page, et ses admirateurs célèbrent cette métamorphose dans les vers que voici :
... Vous qu'on ne sait souvent comment nommer,
Vous qu'on ne saurait trop aimer,
Soit comme Hébé, soit comme un joli page,
Vous qui faites souvent briller sous le chapeau
Les grâces du beau sexe et celles du bel âge,
Et savez en orner par un charme nouveau
L'âme, l'esprit et les vertus d'un sage ...
Elle aime la musique. Et quand elle est au village, elle prend sa guitare, le dimanche après vêpres, entraîne dans la prairie la jeunesse de Sommerviller, et là, perchée sur un tronc d'arbre, elle dirige au son de son instrument des rondes effrénées.
Le cardinal MATHIEU raconte, dans son livre sur l'ancien régime en Lorraine, qu'elle fit organiser, par le curé de Sommerviller, une cérémonie champêtre et sentimentale où l'on distribuait une médaille d'or au garçon le plus vertueux et à la fille la plus sage (3).
Elle soigne les pauvres malades, pratiquant la bienfaisance, non pas à titre de chrétienne, mais à celui de philosophe et de philanthrope. La duchesse de BRANCAS, son amie, chargée par elle de lui acheter et de lui rapporter de Paris des instruments et des médicaments, lui écrit :
« Je n'oublie pas la petite cassette d'apothicaire, de laquelle j'aurai autant de soin que l'avare de la sienne. Je serai charmée de contribuer au bien que vous ferez dans les villages, et il me semble déjà nous voir les parcourant avec votre grand chapeau de paille sur la tête et guérissant tous les malades. »
A cet ensemble singulier de qualités, de défauts et d'étrangetés, elle joint un caractère franc, énergique, entreprenant : elle imagine, invente, renverse, construit, organise. Elle aime le mouvement, la vie, les courses, les voyages rapides ; elle regrette que les « globes » ne soient pas dirigeables et qu'un de ces vaisseaux aériens ne puisse emporter un corps aussi vite que sa pensée s'envole (4).
Sa conversation charme et éblouit. Elle a le trait qui frappe, la franchise qui attache, la gaieté qui ravit, l'ardeur qui entraîne, elle s'enflamme dans la discussion et la soutient d'inspiration : dans son cercle intime elle est « l'éloquence » comme JUVINCOURT est « la métaphysique ».
« Son activité dans un grand cercle deviendrait agitation, disait plus tard Mlle d'AUBIGNY. C'est dans un petit qu'elle trouve tout ce qu'il lui faut pour être heureuse. Elle sait le remplir de bonnes actions et la division de son activité en petites choses ne la rend que plus aimable. »
La crainte de cette agitation fut, peut-être, ce qui poussa M. DURIVAL, quand il résolut de conquérir par la solitude un calme qu'il ignorait sans doute depuis de longues années. Au demeurant, une semblable détermination ne dut paraître aux contemporains ni étrange, ni blâmable. Les choses furent décemment et amicalement réglées. Rien d'une rupture hostile. Le ménage même conservait une apparence d'installation commune, car la jeune femme venait d'acheter à ses parents, pour 6 000 livres, le petit bien de Sommerviller. L'achat était fait en communauté par le ménage, et le premier mourant des époux s'engageait à laisser au survivant l'usufruit de sa part. M. DURIVAL était donc chez lui, comme sa femme, à Sommerviller. Elle y passait régulièrement la fin des étés et les automnes, et lui-même y venait séjourner toutes les fois qu'il revenait en Lorraine. Le ménage même se rejoignait parfois à Paris et à Versailles, où la charmante voyageuse rendait, l'hiver, à son mari, sa visite de la belle saison (5). Le reste du temps, Mme DURIVAL ne quittait guère son appartement de la rue Neuve-Sainte-Catherine dans la maison des RENAULT. Elle voisinait avec ses parents demeurés à Lunéville, et son temps se passait ainsi de façon charmante, dans la petite société lorraine qui avait survécu à la dispersion de la cour de Stanislas (6).
Quand Mme DURIVAL disait à CERUTTI qui désirait être admis dans son intimité : « Je n'ai de goût que pour la franche amitié », cette déclaration de sagesse devait être faite d'un ton qui n'admettait point d'équivoque, ni de réplique, car son partenaire s'empressait de répondre : « j'accepte de bon coeur la franche amitié, car c'est un bien très rare et fait pour vous et pour moi, qui sentons également le prix de la vérité et le vide de tout le reste. »
Ce qu'elle désire, ce sont donc des amis, de simples amis, mais des amis vrais, et ces amis lui plaisent et lui suffisent. La divine amitié mêlée d'étude, de lecture et de philosophie ne lui laisse jamais sentir ni le vide, ni le poids de la vie.
Il convient d'ajouter qu'il n'y eut jamais d'amis plus enthousiastes que les siens, et qu'il est rare, même pour une femme jeune, spirituelle et charmante, d'être louée, choyée, adulée comme elle l'est.
La vieille marquise de BOUFFLERS et son compère Panpan DEVAUX rivalisent de louanges en vers et en prose ; les vers sont médiocres sans doute, surtout ceux de la bonne dame, mais les coeurs sont vraiment pleins de tendresse pour « la Céleste ». Il n'est chose qu'on n'invente pour la distraire et l'attirer. Promenades variées dans les châteaux d'alentour, repas improvisés offerts par l'un ou l'autre des amis, théâtre à Fléville, chez la duchesse de BRANCAS, invitations pressantes à des séjours d'été, aucun prétexte n'est négligé pour multiplier les occasions de se rencontrer, de passer ensemble le plus de temps qu'on peut.
Presque tous les membres de ce petit cercle sont déjà de vieilles gens qui atteignent ou dépassent la soixantaine. Ce sont les étoiles pâlies de la cour de Lunéville. DURIVAL est leur rayon de soleil ; elle apporte sa grâce et sa fraîcheur dans ce milieu vieilli qui voudrait se sentir encore jeune. BOUFFLERS pourrait être sa mère. Aussi, c'est avec une complaisance filiale que la jeune femme emploie bonne partie de ses journées dans le jeu des synonymes et des bouts-rimés, qui devient, chez la vieille dame, une passion quelque peu sénile.
N'y a-t-il pas d'ailleurs, dans sa vie, à dater de cette année 1770 où elle « a reçu dans ses bras » le petit Gabriel, un sentiment bien doux qui va se développer et croître jusqu'à dominer tous les autres, encore qu'elle ait le tact exquis de ne vouloir être pour cet enfant qui, malgré tout, n'est pas complètement le sien, qu'une seconde mère. Elle ne veut ni éloigner, ni supplanter la bonne Reine NOEL, dont la piété un peu étroite et l'esprit un peu court ne cadrent guère pourtant avec sa philosophie. Ce qu'elle se réserve surtout, c'est la culture de ce jeune esprit ; elle pense ne prendre là qu'une place qui, sans elle, ne serait pas tenue.
Portrait d'Elisabeth Durival
Il y eut toutefois, parait-il, dans cette maternité d'élection, un moment critique. Ni Mme DURIVAL, ni le jeune homme ne nous en ont livré le secret. Mais la soeur d'adoption de Gabriel, l'autre enfant de « mémère », nous le raconte quelque part et il faut bien l'en croire.
C'était vers 1773 ou 1774. Dans sa première enfance, raconte Charlotte d'AUBIGNY, le petit garçon promettait beaucoup quand, tout à coup, il fut attaqué de la petite vérole la plus violente. Ce mal redoutable aurait pu etre prévenu par l'usage de l'inoculation. Mémère avait tout arrangé avec le médecin. Mais les parents, pleins de préjugés, renforcés par toute la maison de M. RENAULT, s'opposèrent à cette sage précaution. La petite vérole ne tarda pas à se développer. Mémère était alors à Paris (7). Quand elle revint, à la place d'un enfant charmant, plein de grâce et de délicatesse, montrant les plus heureuses dispositions pour tout apprendre, elle ne trouva plus dans l'horreur de la maladie qu'un pauvre être dont la figure était gâtée, la vue menacée et tous les sens affaiblis. Longtemps, il demeura presque apathique dans ses sentiments. Mémère fut cruellement affligée d'un malheur qu'on l'avait empochée de prévenir. Indisposée contre les parents, découragée par l'état d'un enfant qui ne lui inspirait plus que de la pitié, puisqu'elle craignait de ne pouvoir lui rendre ce quel avait perdu, elle résolut un instant de renoncer à poursuivre une éducation à laquelle son objet venait à manquer. C'est ainsi que le pauvre enfant, après avoir eu deux mères, fut presque orphelin.
C'est donc après avoir été trop riche de dons dans son enfance, que le petit malheureux allait éprouver un de ces revers pareils à ceux qui font subitement, d'un homme opulent, un misérable. Ses flatteurs, ses convives, ses domestiques, tout le monde l'abandonne.
De même ce petit garçon, que tout le monde caressait, parce qu'il était doux et joli, ne vit plus que de la compassion dans ceux qui l'approchaient. Je ne doute pas que ce soit à cette époque qu'il ait pris ce caractère un peu mélancolique et triste qui lui est devenu naturel. Cela n'a rien de la dissimulation, et même, ceux qui ne le connaissent pas ne s'y trompent pas un seul instant. Mais les enfants sont très prompts à s'apercevoir qu'on s'éloigne d'eux. Leur caractère se forme plus tôt qu'on ne pense, et bien avant leur raison.
Ce dégoût pour un enfant malheureux, auquel elle avait déjà voué une affection de mère, est une faiblesse du caractère de Mme DURIVAL, ou plutôt une faiblesse de la philosophie dont elle se réclamait : il mesure la distance qui sépare l'Évangile du contrat social. N'y avait-il donc dans son attachement qu'une soif de pédagogie émilienne?
Heureusement, son coeur réchauffa son esprit : « touchée du malheur de cet enfant, poursuit Mlle d'AUBIGNY, elle voulut du moins l'adoucir en le plaçant dans une pension honnête dont elle se réserva la surveillance. Insensiblement, ce qu'elle avait conservé du rôle de mère l'a rattachée à son enfant, qui, libéré par elle de ses maux, lui doit une seconde fois la vie. »
Les inquiétudes de cette cruelle maladie n'étaient plus depuis longtemps qu'un souvenir, quand parut, ou plus exactement, revint en Lorraine, la jeune fille qui allait être pour Mme DURIVAL une seconde enfant, et pour Gabriel une soeur d'adoption en attendant qu'elle devint sa femme. Gabriel NOEL avait un peu plus de treize ans, et Charlotte de VISMES d'AUBIGNY en avait vingt en 1783, quand la jeune fille revint à Nancy. Elle était née à Dieuze le 19 février 1763. Son père, Charles-François de VISMES, originaire de Picardie, y résidait à titre d'inspecteur général de la conduite des sels de France. Sa mère, Jeanne-Sophie PERRINET d'ORVAL, était d'une vieille et excellente famille du Sancerrois qui, par une lente ascension sociale, commencée depuis trois siècles, se trouvait alors apparentée aux gens de la plus haute condition. Parmi eux, nous citerons cette jolie et charmante Mme d'HOUDETOT, bru de l'amie fameuse de Jean-Jacques, née Louise PERRINET de FAUGNES, qui, mourant de phtisie au milieu d'un tourbillon de monde, disait mélancoliquement à qui s'informait de sa santé : « Je me regrette ».
M. de VISMES avait sans doute dans sa famille moins d'alliances que Jeanne d'ORVAL, mais il comptait, parmi ses neveux, un homme dont le nom fit quelque bruit dans le Paris musical et élégant de ce temps-là, M. de VISMES du VALGAY, l'audacieux et despotique directeur de l'Opéra. Il paraît que ce de VISMES avait un caractère brutal et autoritaire qui finit par l'amener à toutes sortes de déboires, et le père de Charlotte, qui devait avoir avec lui quelque air de famille, ne le cédait en rien pour le mauvais caractère ; c'est du moins l'avis de la jeune fille qui ne cache pas, dans son journal, que le sort de sa mère n'avait pas été enviable sous un tel maître : « ma pauvre mère qui a tant pris soin de mon enfance est morte du tourment de cette union mal assortie. Quand un coeur comme le sien, tout plein de délicatesse et de sensibilité, se trouve enchaîné par une immuable destinée à un coeur de fer, et qu'il sent que la mort seule peut rompre cette horrible chaîne, le désespoir doit, à la fin, briser tous les ressorts de ce pauvre coeur ». Charlotte avait un peu plus de quinze ans en 1778 quand Mme de VISMES, sa mère, déjà frappée à mort par une cruelle maladie de poitrine, fuyant à la fois l'âpreté du climat lorrain et celle du caractère de son époux, s'en fut à Sancerre avec ses deux filles, Irène et Charlotte, pour achever d'y mourir, entourée du moins de la tendresse de sa propre famille. Elle y retrouva des parents proches et excellents : sa tante Mme de la Tour, son frère Charles d'ORVAL, conseiller au parlement de Paris, sa tante Mme de FAUGNES et sa cousine Mme d'HOUDETOT, qui se trouvaient fréquemment en Berry à leur château de Thauvenay, et bien d'autres encore. Mme de VISMES mit plus de quatre années à s'éteindre lentement ; elle n'avait pas encore quarante-sept ans, quand elle mourut à Sancerre le 6 mars 1783, sans que son mari fût venu assister à ses derniers moments. Sa fille aînée, Irène, s'étant mariée à Sancerre, il fut convenu que M. d'ORVAL mènerait à Nancy la cadette, Charlotte, qui venait d'avoir vingt ans, pour y tenir la maison de M. de VISMES, son père.
« Jusque-là, dit la jeune fille dans son journal, ma bonne tante de la TOUR, pendant les derniers temps de la maladie de ma pauvre mère, m'avait servi de guide, mais seulement comme aurait pu faire une gouvernante. Le conducteur était tout extérieur et mon âme, bien que préparée à la vérité, se formait au hasard comme une jeune plante trop tôt exposée aux intempéries de l'air ; la fleur et le fruit en eussent été perdus, si une main habile ne l'eût secourue et sauvée. »
Tandis que le conseiller d'ORVAL amenait sa nièce Charlotte au terrible M. de VISMES, le vénérable abbé POUPARD, curé de Sancerre et historien de la petite ville, écrivait directement au père de la jeune fille pour lui dire en termes affectueux tout le bien qu'il en pensait :
« ... En fille bien née, elle a toujours rendu à madame sa mère tout le respect qu'elle lui devait : elle a eu tout le soin possible d'elle dans le long cours de sa maladie et lui a témoigné la plus tendre affection...
La conduite de Mlle de VISMES s'est toujours soutenue, chose d'autant plus admirable qu'elle est arrivée ici fort jeune, à un âge où il est ordinaire que le coeur s'ouvre. La seule maison qu'elle ait fréquentée a été celle de madame sa tante (Mme de la TOUR), femme respectable à tous égards qui l'a souvent aidée de ses bons avis. Cette tante l'aimait comme si elle eût été sa propre fille et la nièce n'allait dans aucune maison, dans aucune compagnie que sous la conduite de la tante. C'est une règle qu'elle s'était prescrite à elle-même et qu'elle suivait par plaisir et par devoir. Mlle de VISMES ne désirait pas paraître dans le monde. Elle se faisait une honnête occupation et je puis assurer qu'elle a su y apprendre l'économie domestique, chose peu commune à cet âge où on court après la dissipation et la frivolité.
Je me suis fait un plaisir de lui donner des leçons ; elle en a profité. Mais je me suis bien gardé de viser à en faire une fille savante qui dans la suite fût devenue ridicule et insupportable. Je me suis borné à lui apprendre ce qui pouvait former l'esprit et le coeur et lui servir un jour ; je lui ai toujours fait remarquer particulièrement tout ce qui est utile pour le gouvernement domestique. Je n'ai eu qu'à me louer de sa docilité. Pour les objets où l'âge ne lui avait pas donné d'expérience, elle s'est toujours fait un devoir de me consulter et de suivre mes avis.
En un mot, monsieur, vous trouverez une fille distinguée par son honnêteté, sa politesse, sa délicatesse de sentiments, en état de gouverner votre maison avec sagesse, digne de toute votre affection. Elle emporte les regrets de toutes les personnes qui ont eu l'avantage de la connaître et particulièrement les miens ; elle laisse un grand vide dans notre société. Rien de si flatteur pour moi que d'avoir eu quelque part à son éducation, et croyez bien, monsieur, que je ne fais que lui rendre justice dans le portrait que je vous en fais. J'aurais voulu vous la rendre en meilleure santé. Je tremble qu'un si long voyage ne la fatigue. Elle a depuis plus de deux mois un rhume affreux qui l'abîme ».
Telle était la jeune fille accomplie que son tuteur M. d'ORVAL conduisait à Nancy au printemps de 1783, accompagnée de sa femme de chambre Sophie.
La fortune de Mlle d'AUBIGNY, sans être considérable, était honnête. La jeune fille avait recueilli de sa mère 6 000 livres de rente dont elle dépensait, ainsi qu'en témoigne le compte de tutelle, environ les deux tiers. M. de VISMES, outre son appartement de ville du quartier Bon-Secours, avait encore, aux environs de Nancy, la petite maison de campagne de Sauvoy, autrefois achetée sur la fortune de sa femme, mais dont ses filles lui laissaient la jouissance, accompagnée d'une rente assez importante. Dès son retour en Lorraine, Charlotte témoigne à son père des sentiments respectueux sans doute, mais froids : le devoir l'amenait auprès de lui. Mais ce n'était pas dans ce « coeur de fer » qu'une fille de vingt ans pouvait trouver la chaude et tendre affection dont elle avait besoin : elle devait du moins la trouver, au delà de toute espérance, chez une amie ancienne de sa mère qui, cinq ans auparavant et dans un moment d'épanchement, l'avait promise à la pauvre morte de Sancerre. La promesse fut tenue et au-delà, et ce fut ainsi que Charlotte d'AUBIGNY, à côté du petit Gabriel NOEL, devint l'enfant de Mme DURIVAL. Il est impossible, même dans la famille la plus parfaitement unie, de voir une affection plus tendre et plus vraie, une confiance plus absolue, une communauté de pensée plus complète, que celles qui allaient unir pour la vie ces trois êtres.
Le sentiment maternel de mémère pour Charlotte n'a qu'une faiblesse : c'est l'excès même de, son intensité. Cette femme si souvent adulée, si fêtée, si choyée de ses amis, adule à son tour. La voilà qui confie à ses notes le trop-plein de son enthousiasme maternel :
« Je remplis fidèlement ma tâche de censeur rigide en la dirigeant. Mais qu'il me soit permis une fois en en parlant de jouir de celle d'admiratrice équitable. C'est en faisant le portrait de mon enfant que je veux me rendre un compte vrai de ce que j'ai à louer en elle. Sa figure spirituelle, sa taille svelte, ses beaux cheveux, ses belles dents et cent autres choses agréables n'entreront point dans mon examen. C'est à son âme qu'on s'attache, c'est elle que je voudrais peindre comme je la connais. C'est elle qui a donné à son maintien cette sagesse noble et décente. Il me semble que son caractère allie des qualités bien opposées et surtout bien surprenantes pour son âge. Elle est bonne et point faible, discrète et point dissimulée, instruite et point curieuse, vive et prudente, fière et sensible, gaie et réfléchie, modeste dans le plaisir. C'est la seule jeune personne que j'aie vue danser longtemps, avec l'air aussi frais, aussi calme qu'au commencement. Toutes les autres finissent par ressembler à des bacchantes dans l'ivresse repoussante d'un plaisir malhonnête. Elle se montre toujours mise sans exagération. Si c'est par art, il fait bien son effet; elle y gagne de n'être jamais déparée par sa parure. Et puis ce charme de la nature, cette grâce de la jeunesse, lorsqu'ils ne sont pas déguisés par toutes les bizarreries de la mode, s’insinuent doucement, et l'on aime à se rendre compte de l'intérêt qu'elle inspire. Quoi ! dit-on, c'est une jeune fille livrée à elle-même de si bonne heure qui a cette modération, ce bon sens, ce bon goût, cette force de raison ? On voudrait la connaître davantage, on est enchanté de son esprit réfléchi, cultivé même, tel, enfin, qu'on peut lui donner cet éloge si rare, qu'elle a l'esprit de son caractère. Alors on ne s'étonne plus de lui trouver un tact si délicat. Je ne parle pas de son coeur, mais je crois que si quelqu'un le possède, il faut le regarder comme l'être le plus digne d'envie.
Je désire que cette esquisse soit jointe au portrait si juste fait par le curé de Sancerre : il a si bien peint le fonds qu'il ne m'a laissé que l'écorce à louer. »
Voici donc le bon nid et la bonne famille pour toujours constitués. Sous l'aile prudente de mémère, Gabriel et Charlotte seront frère et soeur, et plus tard, tout naturellement, pour continuer le bon nid, ils seront époux.
Mme DURIVAL et son fils habitent toujours la maison de Mlle de JUVINCOURT dans la rue Neuve-Sainte-Catherine. Charlotte est la dame de Bon-Secours, ce sont les habitations de ville ; l'été et l'automne se passent au Sauvoy et à Sommerviller ; mais toujours en deux logis.
Ce n'est pas seulement la situation de maîtresse de maison chez son père qui oblige Charlotte à faire ménage séparé et à conserver tous les dehors d'une maison distincte, car M. de VISMES s'efface de plus en plus de sa vie. C'est surtout la jalouse affection avec laquelle Mlle de JUVINCOURT s'était attachée depuis quinze ans à son amie DURIVAL. Rien ne peut donner une idée du dépit avec lequel elle vit naître et se développer l'attachement de sa compagne d'existence pour cette nouvelle venue. Il semble qu'en 1784, la jeune fille fut admise à la villégiature d'automne que Mme DURIVAL et Mlle RENAULT faisaient ensemble à Sommerviller. Mais ce fut par surprise et JUVINCOURT se jura qu'il n'en serait plus ainsi. Elle fit tant et si bien, qu'en 1785 et pendant toutes les années suivantes la pauvre Charlotte ne put venir loger à Sommerviller : elle était en pénitence au Sauvoy, et ce n'était qu'au prix d'une course de trois lieues, tantôt en voiture et parfois à pied sous la protection de son domestique, que la jeune fille pouvait venir à Sommerviller braver la figure maussade et toujours renfrognée de la damigella, pour le plaisir de se sentir quelques heures blottie dans le bon nid.
En ce temps-là, le très jeune homme et la jeune fille, déjà voisine de ses vingt-cinq ans, se traitent encore avec assez de cérémonie, se donnant souvent du monsieur et du mademoiselle. C'est un aimable et innocent badinage sur les mille riens d'une vie tranquille et charmante. Un jour que Charlotte est encore à Nancy, elle vient par occasion en voiture à Sommerviller ; le soir, il s'agit de retourner. Elle se met en tête de faire à pied ses quatre lieues accompagnée de Sophie, sa femme de chambre berrichonne. Gabriel, à son corps défendant et sans grand enthousiasme pour le projet, doit pourtant lui faire la galanterie d'une conduite à mi-chemin, non sans dire à l'intrépide marcheuse que l'équipée était folle et pouvait être dangereuse.
Revenue sans encombre au logis, la jeune fille lui écrit triomphalement :
« Je ne suis pas morte, je ne suis point tuée, monsieur, ni Sophie non plus. Elle est très fière de sa course. A 6 heures, nous arrivions à Jarville. A 6 heures et demie, nous avons entendu battre la retraite. A 7 heures nous avons passé la porte Stainville. On nous attendait pour fermer la porte ; car, après nous, on l'a fermée. Nous étions ici pour le quart (à Bon-Secours). Voilà, monsieur, un compte rendu exact de notre marche qui m'aurait été plus agréable encore si vous aviez voulu partager de meilleure grâce le plaisir que j'y trouvais.
Il ne tient qu'à vous, monsieur, de me donner l'espérance d'une course pareille à celle d'hier ; je suis très disposée à la recommencer demain si vous voulez. Demandez à mémère, mais comme je voudrais le lui demander, avec le désir d'obtenir ! Je dis demain pour vous montrer que je suis en état de marcher fort et longtemps, n'étant nullement fatiguée ».
Parfois c'est Nicolas, le domestique de Charlotte, qui vient à cheval porter une lettre de la jeune fille annonçant sa visite ou demandant qu'on la vienne voir.
Et ainsi, chaque année, revient invariablement cette période de séparation pénible que les deux jeunes gens s'adoucissent par leur journalière correspondance, mais que ni Mme Durival ni sa fille adoptive n'ont l'énergie de supprimer par crainte de la terrible demoiselle. Gabriel, parfois, s'en lamente, et Charlotte de répondre : « Je vous sais bon gré, monsieur, de sentir pour moi la tristesse de mon exil, précisément dans le temps où mémère est chez elle. Je souffre et je supporte tout ce que cette privation a de dur et d'injuste. C'est un sacrifice ; l'amitié en demande quelquefois puisqu'elle est une vertu, et je lui offre celui-là. »
En 1789, le sacrifice devient particulièrement dur. Mémère tombe malade en son cher Sommerviller et reste près d'un mois entre la vie et la mort, tendrement soignée par Gabriel qui, chaque jour, au moins une fois et parfois deux, fait donner des précieuses nouvelles à l'exilée du Sauvoy (8). Sans cesse on est sur la route pour assurer la communication. Du moins cette pénible alerte marque-t-elle la fin de la soumission aux manies de Mlle de Juvincourt. Après s'être soumise tant de fois, Mme Durival est bien décidée cette fois à s'affranchir elle-même un peu, en dépit des scrupules de Charlotte, de cette tyrannie singulière. La jeune fille en rend compte dans une page de son journal écrite à Sommerviller :
« Nous sommes ici depuis le 8 août (1790), mémère et moi, ainsi que mon frère. Je fus d'abord préoccupée par la crainte d'avoir encore à renouveler un sacrifice que j'ai fait pendant six ans : quitter mémère, précisément dans le temps qu'elle est chez elle, afin d'y laisser venir Mlle de Juvincourt qui me trouve un obstacle dans sa réunion avec mémère. Quelque folles que soient les idées de Mlle de Juvincourt, je ne pouvais juger si je devais accepter de mémère la résolution de son amitié, qui voulait enfin résister à ce despotisme singulier. Je craignais que cette résolution ne coûtat trop à mémère. Je craignais aussi de lui préparer des regrets ».
Pour lever cette hésitation, on consulte M. Durival l'aîné, dont l'expérience et la sagesse paraissent le sûr garant d'un avis sage. Il répond qu'on doit toujours tenir à rester maître chez soi : « On a raison de vouloir être maître chez soi et si, sous quelque beau prétexte que ce fût, un ami me disait : « je n'irai chez vous qu'à la condition que telle personne n'y sera pas », je répondrais : « N'y venez donc pas, ou bien prenez ma maison », et moi je m'en irai ; car votre conduite équivaut à un vol qui m'empêche de disposer librement de ma maison ».
L'avis du « sage Nestor » fut donc suivi : Juvincourt fut mise au pas et Charlotte admise à Sommerviller.
L'intraitable vieille fille ne put se résigner à cette diminution de sa tyrannie affectueuse. En vain, Mlle d'Aubigny se lamente et la conjure par écrit de revenir à des sentiments plus tolérants. Il faut constater l'inutilité de tous les efforts tentés. Tant de fiel entre-t-il au coeur des philosophes !
C'est l'orgueil qui se plaît, qui s'admire d'autant plus qu'il s'imagine être outragé. Mlle de Juvincourt, dure comme un rocher auquel elle aime à se comparer, est comme un aveugle qui nierait la lumière parce qu'il ne la voit point. Son amie la plus parfaite lui tend en vain la main ; elle la refuse à cette amitié éprouvée depuis trente ans !
C'est pour la dernière fois que je parle ici de cette maladie incurable, de cet aveuglement moral, auprès duquel les conseils les plus sages et l'adoucissement même du temps restent sans effet, et cependant, dans une époque comme celle où nous vivons, que d'occasions de changer !
Quel est en France l'être pensant qui, depuis ces sept dernières années, n'a pas fait changer de place à ses affections, à ses principes, à ses projets, à la pratique de sa vie ? L'homme qui voit la sagesse dans l'immutabilité est un fou ...
Encore que Mlle de Juvincourt se piquât d'amour pour l’égalité et qu'elle allât même plus tard jusqu'à se proclamer à tout venant « bonne sans-culotte », elle ne pouvait sans doute souffrir le partage dans les affections. Elle s'en fut donc, à quelque temps de là, à Ubexy où elle imagina de demander l'hospitalité à Laurent Noël. Son dépit s'y calma, et elle se décida peu à peu, en acceptant le fait accompli, à tenir une attitude plus honnête vis-à-vis de Mlle d'Aubigny, à laquelle elle faisait par écrit « ses compliments ».
Allégée de M. de Vismes qui, de plus en plus, vivait loin de Nancy, tantôt à Paris, tantôt à Amiens, délivrée de la tyrannie de Mlle de Juvincourt, la bonne famille s'unit encore davantage sous l'aile maternelle de mémère.
Et mémère était philosophe. Jeune fille, elle lut l'Émile « avec un plaisir qui l'empêchait de respirer ». Et peut-être bien un juge malveillant qui la tiendrait, comme Chatrian, pour « une bégueule philosophe », serait-il amené à penser qu'elle ne consentit à être tout le reste, que pour être plus aisément cela : femme de salon pour y rencontrer des gens instruits, mère adoptive pour se donner la joie d'une éducation conduite suivant les lumières de la raison et de la philosophie. Être philosophe en ce temps-là était sans doute une chose bien déterminée, puisqu'on distinguait fort nettement ceux qui l'étaient et ceux qui ne l'étaient point. C'était un de ces vocables imprécis et pourtant compris de tous, comme chaque époque en a pour synthétiser les idées qui la tourmentent d'une manière confuse : on parlait alors de philosophie comme on parle à présent de socialisme. Être philosophe, c'était surtout trouver surannées les bases sur lesquelles vivait en principe l'ordre social alors établi. C'était vouloir tirer de sa raison et de sa conscience, au détriment de tout principe d'autorité, de, tradition ou de religion, les règles nécessaires à sa conduite, la boussole de sa vie. Mais avec un esprit tout systématique, avec l'intransigeance doctrinale qui préside généralement aux réactions, nos philosophes poussaient l'appel à la raison jusqu 'à la puérilité. Pas une opinion, pas un geste, pas une coutume qui ne fussent soumis à la censure de la raison. On raisonnait de tout jusqu'à en divaguer. Et c'est bien alors que le bonhomme Chrysale aurait pu s'écrier légitimement
Raisonner est l'emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison ...
C'est ce spectacle un peu déconcertant d'infatigable pédagogie raisonnée, que nous trouverons chez Mme Durival éducatrice. Suivons-la un instant avec ses deux enfants, j'allais dire ses deux disciples, lisant, causant et discutant dans la « loge » de Sommerviller, dans le « parloir » ou même, moderne péripatéticienne, promenant ses interminables causeries dans « la prairie des philosophes », derrière le potager modestement planté de salades et de carottes.
C'est un labeur incessant de réflexions, de lectures, de discussions, que l'on résume en rédactions, mais que l'on reprend ensuite, l'autorité de mémère y venant donner la sanction suprême.
Il y a là le tout pêle-mêle. Le principe même le veut, puisque tout se doit décider par la raison et rien sans elle. Je ne saurais manger, ni dormir, ni m'habiller, ni rien faire de ce qu'on a fait depuis tant de siècles, sans y réfléchir et sans le discuter.
Et ce principe étant admis, que de singulières dissertations sur les sujets les plus inattendus : nous voilà quasi revenus aux exercices des scolastiques de omni re scibili, et quibusdam aliis. On trouverait là de très bonnes choses et de fort sottes. C'est une foire, un vrai bric-à-brac d'idées. De-ci, de-là, une perle dans un fatras. Feuilletons les interminables cahiers. Nous allons savoir pourquoi certains fruits se conservent de longs mois sans se gâter, en quoi Euler est un grand génie, pourquoi le peuple d'à présent prétend à se gouverner. Nous apprendrons l'art de bien lire, la formation de l'écorce terrestre, qui ferait bondir les géologues d'aujourd'hui, et bien d'autres belles choses encore. Et comme chacun a le droit de se poser et de poser à mémère toutes les questions possibles, il arrive qu'une fois Gabriel, encore tout petit garçon, se demande pourquoi « la chatte de Mme Philipps ne saurait faire de petits chiens ».
Et toujours au loin, comme fond du tableau, la vision de l'Émile. Mlle d'Aubigny écrit le 28 septembre 1788 sur son journal :
« J'ai lu l'Émile aujourd'hui. Mémère m'a dit qu'elle s'était élevée en le lisant beaucoup. En effet, je retrouve en elle ce naturel que Rousseau sait conserver à son élève. Je dis conserver, car il semble s'attacher à préserver la nature plutôt qu'à la former. Je trouve que mémère suit absolument les mêmes principes dans l'éducation qu'elle donne à son jeune homme. Je ne sais s'ils produiront un effet aussi excellent que dans Emile. On n'ose encore prévoir jusqu'à quel point elle arrivera. Il y a dans les caractères une différence marquée par la nature. Il ne faut travailler que dans le sens qu'elle indique ».
Et Mme Durival, piquée par cette pointe de doute, se récrie en ces termes :
« Eh bien ! est-ce que nous n'avons pas interrogé cette nature ? Est-ce donc servilement que nous avons suivi Rousseau ? ... Mais pardonne, chère enfant ; il me semble que je viens de te montrer là un sentiment de vanité excité par la tournure de ta phrase, qui cependant n'est pas une critique. Dans mon amour-propre chatouilleux, je l'avais prise pour une critique ».
Une autre fois, la jeune fille se félicite de la part que mémère veut bien prendre à son travail de réflexion et de rédaction. Elle l'en remercie :
« Il faut que je vous remercie, mémère, des petits mots que vous mettez en note de mon journal. Ils y apportent un intérêt que je ne sens bien qu'en le relisant. Je trouve cette intimité écrite charmante, quand on y apporte l'esprit de s'instruire et d'instruire... Je veux parler du mouvement de pensée que vous venez de donner à mes dernières feuilles. C'est votre part de travail, qui met là un agrément qui n'y était point auparavant. Ne me voyez-vous pas, mémère, ramassant sur mon chemin, tantôt boueux et tantôt aride, de durs cailloux qui sont les idées et les frappant les uns contre les autres avec la faiblesse et la maladresse d'un enfant ? A la fin, c'est vous qui venez et qui faites jaillir l'étincelle ».
Mme Durival répond modestement :
« Non, mon coeur. Je te dirai comme l'abbé de Saint-Pierre à une dame de ses amies. Je ne suis qu'un mauvais instrument dont tu sais tirer des sons justes, et je te dois les plaisirs d'une harmonie de sentiments pour mon âme ».
Puis c'est au tour de Gabriel, qui, lui aussi, chaque jour, soumet à l'approbation ou aux critiques de mémère ses méditations écrites :
« Du 24 mai 1789. - Comme vous avez la bonté, mémère, de garder les cahiers sur lesquels j'écris pour vous tous les jours, ils deviendront pour moi dans la suite une espèce de journal de ma jeunesse, car j'y mets d'ordinaire tout ce qui m'a frappé. Autrefois, je ne datais pas mes réflexions jour par jour, mais je trouve que cette petite date que je mets maintenant à la tète de la page me rendra mon petit travail beaucoup plus intéressant.
Je crois bien que Mlle d'Aubigny ne fait pas la même chose pour son journal. Elle ne met tout au plus que le mois. Il me semble qu'elle se prive d'un grand intérêt pour l'avenir. Car plus tard, l'esprit s'attache volontiers à ces petites choses... »
Quand le jeune homme fait quelque faute, il s'en confesse fort humblement par écrit, en en expliquant les circonstances :
« Du mardi 16 juin 1789. - Je croyais, mémère, m'être corrigé de ma rudesse. Plusieurs fois, sentant, que je glissais, j'ai su me retenir. Mais aujourd'hui, je vous ai de nouveau donné le spectacle d'un vice de caractère, qui a dû vous faire croire que je ne suis pas corrigé. Je vous en demande pardon. Je sens toutefois que je suis moins enclin à l'emportement que je ne l'étais il y a quelque temps. Aujourd'hui, je suis retombé dans mon ancien défaut pour n'avoir pas su assez vite faire usage de ma raison. J'ai voulu le faire ensuite, mais j'étais comme enfoncé dans le mal, et je n'ai eu ni la force ni le courage de m'élever au-dessus de moi-même. Mon humeur détestable s'est donc décharnée à l'extrême. Je vous en demande encore pardon. Je mettrai vos conseils à profit. Mais je mérite une punition. Donnez-m'en une en me privant de quelque chose qui me fasse plaisir. J'ai troublé la paix de ce que nous appelons notre petit ménage ; je ne la troublerai plus. Ayez donc la bonté de m'admettre à y rentrer ».
Et Mme Durival répond :
« Je vous pardonne et je ne vous punirai pas parce que les seules punitions utiles à l'âge d'homme sont celles qu'on se donne à soi-même.
Mais si la bonne dame refuse de punir un grand garçon qui touche à ses dix-neuf ans, elle n'est jamais lasse de guider, de conseiller, de rectifier ce qui aurait été mal entendu ».
« Mémère, lui dit Gabriel, vous m'avez donné ce matin de bien bons conseils sur la manière dont il faut étudier pour le faire sérieusement. Il vaut bien mieux, disiez-vous, s'attacher à une chose pour un certain temps, que de vaguer, pour ainsi dire, de l'une à l'autre, parce qu'alors les idées se confondent et se troublent... Tout l'intérêt de l'étude se perd et l'on ne peut vraiment s'instruire qu'en étudiant avec intérêt. Ainsi, au lieu de faire tous les jours une demi-heure de grec et autant de mathématiques, de latin, de dessin, de droit, il est bien plus avantageux et plus profitable de s'occuper pendant une période du grec et pendant une autre des mathématiques; alors, on est sûr d'acquérir une connaissance sérieuse. Que dirait-on d'un ouvrier qui aurait, par exemple, une montre, une pendule et une machine à faire, et qui, alternativement, passerait toutes les heures de l'une à l'autre. Il ne ferait certainement rien de bien. Au lieu qu'en travaillant exclusivement à l'un de ces ouvrages jusqu'à ce qu'il soit fini, il obtiendrait de bien meilleur travail ».
Mme Durival s'explique et rectifie ce qu'un tel jugement sur les méthodes de travail a de trop absolu :
« Sans doute, mon enfant, c'est bien là ce que je vous ai dit, pour ce qui est du moins du travail de l'intelligence. Mais gardez-vous d'appliquer cette règle pour ce qui concerne la mémoire. Car celle-ci, en fort peu de temps, se remplit à la façon d'une éponge et ne reçoit plus rien au delà dans un même ordre d'idées. Il vaut mieux, au contraire, varier la nature des efforts qu'on lui demande et les répéter fréquemment ».
Ainsi se poursuit chaque jour dans tous les ordres d'idées, depuis les plus élevés jusqu'aux moindres, l'instruction « philosophique » et quelquefois pratique de la bonne famille. Et pendant ces années d'études paisibles et d'aimables causeries, montait l’orage qui allait de fond en comble secouer et transformer toutes choses.
Reine Noël avait toujours rêvé que Gabriel fût abbé. C'était là, sans doute, une idée qui paraît singulière, étant donnés le milieu où il avait grandi et la philosophie dont on l'avait nourri. Mais du moins, Mme Durival était-elle déiste et vraiment scrupuleusement déiste. Elle était de plus absolument austère dans sa morale, et Gabriel a des ignorances qui touchent à la naïveté. À tous ces points de vue, il eût encore été dans les meilleurs, parmi ceux qui se destinaient au sacerdoce en une pareille époque. Mais, au fond, ni lui, ni mémère ne le désiraient, et lorsque au lendemain du drame de Varennes, dans la fièvre et l'agitation qui s'ensuivirent, l'Assemblée constituante ébaucha l'organisation des bataillons de volontaires nationaux, notre jeune homme était tout prêt à se rendre à l'appel de la patrie.
Dans la bonne famille, malgré les attaches anciennes, on était ardemment patriote, c'est-à-dire dévoué aux idées nouvelles. Et n'était-ce point, en somme, l'application même des doctrines de la philosophie à l'organisation de l'État, que ces idées nouvelles ? La coutume, la tradition, les choses acceptées sans raisonnement, remplacées par d'autres établies suivant les enseignements de la raison, suivant les droits fondamentaux qu'elle attribuait à chacun, suivant les principes si âprement établis par les grands penseurs du siècle ? Tel était, du moins, l'espoir de tous. Après quelques mois d'hésitation, de négociation, peut-être, avec la famille d'Ubexy, notre jeune philosophe patriote s'achemine donc dès la fin de décembre 1791 vers le 2ème bataillon des volontaires de la Meurthe, qui déjà avait quitté Nancy pour la frontière.
Charlotte en parle dans son journal, et c'est à la date du 25 décembre 1791 qu'elle enregistre le départ de celui qui sera désormais « le soldat ».
« Nancy, le 25 décembre 1791. - Mon frère part pour les frontières. Cette résolution vient de lui et mémère y a consenti. Comment se serait-elle refusée à une demande si généreuse, si louable, et qu'elle-même, par ses enseignements, a inspirée ? Cependant, c'est pour elle un grand sacrifice. Elle se prive de son enfant dans le moment où elle allait recueillir le fruit de ses peines. Mon premier mouvement a été la joie en apprenant le courage et la générosité de mon frère. J'ai joui de l'estime qu'il m'a inspirée. Mais depuis, les dangers possibles se sont présentés à mon esprit et j'en ai été troublée. J'ai senti la perte que mémère faisait, et aussi la mienne, puisqu'il m'est cher comme à elle. Mais j'éprouve toujours cependant combien le sentiment d'une belle action exalte mon âme. On peut faire bien des « dons patriotiques, sans approcher du sacrifice que fait une mère en donnant à la patrie son fils : voilà le patriotisme le plus admirable ; qu'il soit donc le nôtre » ! ».
Beaucoup des officiers (tous élus) du 2ème bataillon de la Meurthe formé à Nancy étaient plus ou moins connus de la bonne famille.
Entre autres, M. Charlemont (9), le second lieutenant-colonel, et M. Mathieu (10), capitaine de la 4ème compagnie, étaient presque des amis. Mémère ne manqua point, sans doute, de leur recommander chaudement son soldat.
Les formalités, d'ailleurs très simples de l'engagement, furent vite terminées. Une famille aussi patriote et qui avait quelque aisance, avait tenu à équiper son volontaire, ainsi que la loi y engageait d’ailleurs les citoyens aisés. Mais au sujet du « col carcan en basin pour y mettre du carton » que Mme Durival exécrait, elle ne voulut rien entendre, et le volontaire partit sans en être pourvu. Pour les pièces que le trousseau réglementaire comportait en double, comme la veste, on n'en fit qu'une afin de voir venir et de confirmer les mesures par l'usage. Les guêtres furent taillées un peu étroites et il fallut, au premier essai, en avancer les boutons. Tout ce petit travail et le rassemblement des mille petites choses que le soldat emportait dans son sac remplirent les derniers moments. « Le plus pur patriotisme » soutenait tous les courages et ce fut sans défaillance et sans puérile tendresse qu'on accompagna au courrier de Metz et de Thionville le nouveau défenseur de la patrie, quand il se mit en route le 26 décembre au matin, muni de son petit ballot. Le soldat ne s'éloignait pas beaucoup pour ce premier début, car le bataillon de Nancy était échelonné en observation sur la frontière de Trèves et de Luxembourg, au nord de Thionville.
Le jeune homme coucha à Metz une nuit et gagna le lendemain Thionville, où il fut incorporé le 28 à la 4ème compagnie, celle précisément de M. Mathieu. Cette compagnie se trouvait détachée à Sierck, sur la Moselle, à quatre lieues en avant de Thionville, au point où la rivière franchit la frontière pour entrer dans l'électorat de Trèves.
Gabriel dut prendre, le 29 ou le 30, le chemin de la petite bicoque de Sierck, où il arriva par conséquent de manière à y voir commencer l'année 1792.
La petite place, célèbre surtout par le camp qu'avait fortifié Villars en 1705 sur les hauteurs environnantes, se tenait blottie au bord de la Moselle, dominée par un vieux château fort où logeait la troupe, et entourée de côtes assez raides. Il y avait un quai agréable le long de la rivière, deux portes fréquentées et gardées, à l'entrée et à la sortie de la grande route de Thionville à Trèves qui formait l'axe de la ville : porte de Trèves au nord, porte de Thionville au midi. Entre les deux, vers l'est, la porte Neuve était en ruines et abandonnée, comme une bonne partie de l'enceinte d'ailleurs. Sur la rive gauche, enserré par une boucle de la rivière, s'élevait un éperon plus haut que celui du château et qui dominait la situation (11). La garnison comportait une compagnie de régiment de Picardie et la moitié seulement de la compagnie Mathieu, dont une partie, avec le lieutenant, se trouvait détachée à deux lieues au nord-ouest au bourg de Rodmack, surveillant la route directe de Thionville à Luxembourg.
Sierck est environné de rochers, dit le volontaire, mais n'est pas sur un rocher. Nous sommes au contraire dans un fond. On ne voit Sierck que quand on y est. Les hauteurs arides qui nous entourent sont certainement bien froides et la végétation y est tardive. Par contre, il paraît qu'il fait fort chaud pendant l'été. La Moselle passe ici entre deux lignes resserrées de hauteurs. La petite ville est sur la rive au pied d'une de ces hauteurs. Presque partout elle n'a d'autre largeur que la vue principale. Le château est bâti sur un rocher bordant la rivière, et ce rocher est pour ainsi dire le premier degré de la montagne du camp de Villars.
Les premières impressions du soldat sur son nouveau séjour nous resteront inconnues car les cinq ou six lettres du début sont égarées.
Nous lui laisserons la parole le 14 janvier, alors que la bonne famille est déjà sans doute au courant des petites péripéties de ses débuts.
Aussitôt après le départ du volontaire pour Sierck, Charlotte avait écrit sur son journal les réflexions que voici, datées du 30 décembre 1791 :
« Enfin voilà « l'abbé (12) » hors des mains de mémère, il ne sera jamais abbé ; il est soldat et part comme volontaire. Son poste est à l'extrémité de la frontière à trois lieues de Luxembourg, à trois lieues de nos ennemis, puisque l'Empereur vient d'en prendre le langage dans une lettre au roi des Français. Il semble que ce jeune homme vienne de rejeter lui-même dans la roue de la fortune le lot qu'elle lui avait destiné. Au surplus, il en est de lui comme de tous les hommes qui vivent au cours d'une révolution. Le sort de tous est comme mêlé et il faut tirer de nouveau. Mémère peut justement espérer que les bons principes qu'elle a donnés à son élève ne sont pas perdus, qu'ils ne feront que se fortifier par les dangers et le choc des événements qui le frapperont. Mémère, avant que nous nous séparions, lui a parlé avec une bonté vraiment admirable. Elle lui a révélé pour ainsi dire, en le jetant dans la vie, le secret de son éducation. Ce secret était de lui dévoiler, petit à petit, les erreurs des hommes au fur et à mesure qu'il pouvait s'en rendre compte afin que son jugement ne se faussât pas sous le poids des préjugés et que son esprit fortifié ne s'attachât qu'à la vérité. Habitué à compter pour peu ou pour rien les apparences, je ne crois pas qu'il se laisse aisément tromper. Il sait que la vérité est cachée. Il la cherche en dessous des objets ».
Et quelques jours après, au reçu des premières lettres du volontaire :
« Mémère reçoit régulièrement des lettres de mon frère et nous lui répondons avec exactitude. Son courage le soutient au milieu d'un service dur et pénible, parmi des gens grossiers et ignorants. Il montre un coeur pénétré d'une douce affection pour nous. Il observe. Mémère l'entretient dans ces heureuses dispositions. Nous avons tout lieu d'espérer que l'habitude des sentiments honnêtes et celle de l'application volontaire le préserveront de toutes les corruptions des sens et de l'esprit. Le sacrifice de mémère serait ainsi bien récompensé ».
(1) Ce siècle de toutes les grâces aimait à prodiguer les surnoms les moins décoratifs et surtout ceux en « aille » qui rimaient avec canaille. C'est donc par une connaissance insuffisante des moeurs qu'on a pu trouver étonnant que Louis XV ait décoré ses filles des noms de Chiffe, Graille et Loque.
(2) Cette famille Durival a donné à la Lorraine, puis à la France après 1766, trois fonctionnaires zélés et excellents, Nicolas, Jean et Claude, tous les trois fils de Jacques Lutton Durival, maire de Saint-Aubin, fort estimé de Stanislas qui l'anoblit. Nicolas fut lieutenant général de police à Nancy et historien précis et consciencieux. Jean fut commissaire des guerres, puis diplomate en France. Il était en Hollande en 1778 et s'y lia d'amitié avec Mirabeau exilé. Il fut aussi l'ami de Buffon. C'est le mari de notre Durival. Claude, le troisième, qui était de petite santé, fut secrétaire greffier du Conseil après Nicolas.
Les trois Durival moururent à Heillecourt : Nicolas le 21 décembre 1795, Claude le 2 mars 1805, et Jean le 14 février 1810. Un seul fut marié, le nôtre, et si peu ! Après avoir réalisé dans leur commune retraite d'Heillecourt leur goût pour l'indépendance et la retraite, ces trois frères ne se quittèrent plus : on les appelait en Lorraine les trois sages de Heillecourt. Nous verrons plus loin que Mme Durival y allait assez souvent en visite chez son mari honoraire et que le petit Gabriel y allait aussi. Il sera souvent question dans les lettres du volontaire de M. Durival l'aîné. Ce nom désigne Nicolas, l'historien, le plus distingué des trois frères. Mme Durival l'aimait beaucoup (Détails empruntés à la brochure de M. Favier. bibliothécaire de la ville de Nancy, sur les Durival. Nancy, Crépin-Leblond, 1886).
(3) Ce n'est pas que le cardinal, ou plutôt le nouvelliste Chatrian dont il reproduit de très près le texte, soit tendre pour la céleste Durival : « La dame de Sommerviller est une bégueule philosophe qui ne va qu'habillée en homme, et, par complaisance pour elle, le curé organise une cérémonie sentimentale où l'on distribue une médaille d'or au garçon le plus vertueux et à la fille la plus sage. » (Ancien régime en Lorraine, par l'abbé MATHIEU. Paris, Hachette, 1879, p. 331). À noter que Mme Durival n'était point dame de Sommerviller non plus d'ailleurs que bégueule.
(4) J'ai fait dans ce portrait de Mme Durival de larges emprunts à l'article de l'abbé Jacques publié aux Annales de l'Est, en 1888, et intitulé : « Cerutti et le salon de Mme de Fléville ».
(5) Jean Durival habitait Versailles aux environs de 1775. Il prenait les titres de : écuyer, conseiller du roy, commissaire des guerres, premier commis des affaires étrangères, membre de l'Académie de Nancy, demeurant à Versailles, rue des Chantiers, paroisse Saint-Louis. Les devoirs de sa charge lui imposaient le séjour de Versailles auprès du secrétaire d'État.
(6) Il y avait dans l'intimité de Mme Durival, surtout les personnes suivantes : la présidente de Nevron, la marquise de Boufflers, la marquise de Lénoncourt, la duchesse de Brancas, le vieux Devaux, ancien lecteur de Stanislas, Cérutti, Mlle de Juvincourt.
(7) Elle y allait assez régulièrement chaque année, tantôt pour voir M. Durival, tantôt la marquise de Boufflers qui se rendait l'été au Val Saint-Germain chez le prince de Beauvau, son frère.
(8) Il est assez difficile de se reconnaître dans la droguerie fantastique dont on tourmentait la pauvre patiente, non plus que dans les maux qu'on lui prête. Il semble bien pourtant qu'elle avait quelque chose comme une fièvre typhoïde. Étant donné comme on la traitait, c'est grand'merveille qu'elle n'en mourut point. Le traitement de cette maladie, détaillé dans la correspondance de Gabriel avec Charlotte, ferait envie à Purgon et à Diafoirus…
(9) Charlemont (Jean-Baptiste), âgé de cinquante-trois ans, notable, disent les contrôles des officiers de volontaires. Capitaine de grenadiers de la garde nationale. Vingt-six ans de service. Avait été élu commandant en second. Le commandant en premier était François Colliny, âgé de trente-trois ans, rentier, major de la garde nationale.
(10) Mathieu, notable, âgé de quarante ans. Avait servi douze ans dans l'armée de ligne comme sergent-major. Élu capitaine de la 4ème compagnie.
(11) C'est de là que le soldat allait faire pour mémère des vues de Sierck et du château après avoir passé la rivière au moyen des batelets des vignerons.
(12) Cette appellation un peu ironique fait allusion au désir qu'avait Reine Noël de voir son fils entrer dans les ordres. L'excellente femme ne se résigna que peu à peu au fait accomplit et parfois, en lui écrivant, son abbé manqué la plaisante à ce sujet.
Lettres de Joseph-Louis-Gabriel NOEL
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Benoît Ravinet