mardi 6 mars 2012

La bataille de la Somme

Quelques jours plus tard, nous apprenons que nous sommes relevés et partons, cette fois, avec nos canons et tout notre matériel, pour embarquer sur chemin de fer à Saint Amarin pour une destination inconnue. Nous supposons que ce doit être la Somme où une grande offensive vient d'être déclenchée. Et, en effet, nous aboutissons à la gare de Longuaux, près d'Amiens, et cantonnons à Boves. On entend le canon qui tonne sans arrêt. De là, nous faisons étape jusqu'aux environs de Méricourt où nous installons le parc et les chevaux. Il y a là des étangs et, à notre arrivée, un loustic nous annonce : « vous allez voir les poissons tout à l'heure ». Et, en effet, au milieu de la nuit, les obus se mettent à pleuvoir tout autour de nous. Il y a des blessés et quelques chevaux ont été tués. C'était là les poissons annoncés.

Nous quittons ce lieu malsain pour camper en pleine nature au sud de Cappy. On dort à la belle étoile. C'est là que j'ai failli me noyer dans un des trous d'obus de l'étang de Cappy. C'est là aussi que j'ai vu le plus beau feu d'artifice de ma vie. Un obus avait atteint le gros dépôt de munitions de Cappy et les fusées s'élevaient en bouquets énormes dans le ciel, l'éclairant de toutes les couleurs, en même temps que sautaient les obus avec un bruit infernal. C'était vraiment un beau spectacle.

Après deux jours passés ainsi en attente, nous allons prendre position à quelques centaines de mètres à l'ouest de Curlu. Nous creusons des tranchées recouvertes de tôles et sacs à terre tout contre les pièces. La distribution des matériaux est tout un drame ... Je suis responsable de la 2ème section (3ème et 4ème pièces) alors que la première section (1ère et 2ème pièces) est sous la responsabilité du plus ancien sous-officier, un parisien bon teint désireux d'affirmer son autorité sur le jeune aspirant que je suis. Aussi, à chaque arrivée de matériaux, fait-il un coup de main de nuit pour venir chiper une partie des matériaux qui revient à ma section. Réclamation sans résultat. Coup de main pour reprendre les matériaux volés et même d'avantage pour bien prouver qu'on ne se laisse pas faire.

Le coup a porté et, après quelques timides essais lors des distributions suivantes, tout était rentré dans la normale.

Notre batterie tire beaucoup, en moyenne mille obus par jour, et la fatigue est telle que l'on dort parfaitement tandis que l'équipe de relais tire un canon dont l’affût repose à une dizaine de mètres de là.

Un après-midi, je discutais avec un brigadier lorsqu'un obus de gros calibre tombe à plus de 100 mètres de nous. Nous entendons un éclat arriver en ronflant, à bout de souffle, lorsque tout-à-coup, le brigadier s'affaisse. Il avait été atteint à la tête par l'éclat et grièvement blessé. Il devait mourir le lendemain. Pourquoi lui et pas moi ?

L'infanterie ayant avancé, nous faisons un petit bond et prenons position près de la Ferme Rouge, au sud de Maurepas. Puis, quelques jours plus tard, nouveau bond de quelques kilomètres pour prendre position près de Maurepas. Partis à 9 heures du soir, nous subissons plusieurs tirs d'artillerie, ce qui nous cause des pertes en hommes et en chevaux, et provoque un embouteillage monstre. Enfin, vers 5 heures du matin, nous approchons du but après avoir mis 8 heures pour couvrir 2 km.

Reste à franchir un ponceau sur une tranchée. Et voilà qu'un attelage manque le pont. Quatre chevaux empêtrés dans leur harnais, ruant en tous sens, un avant train et un canon renversés. Il faut couper les traits au milieu des ruades, abattre deux chevaux qui ont les jambes cassées, redresser et remonter de la tranchée l'avant train et le canon… Finalement, nous arrivons à la position à 8 heures pour y subir une trombe d'eau qui inonde la tranchée où nous devons coucher le soir.

On s'installe tant bien que mal, mais à midi et le soir, pas de ravitaillement. Le lendemain, un homme parvient avec du pain, mais aucune boisson. Le ravitaillement ne peut passer à cause des tirs et a subi des pertes. Alors, il faut se contenter du pain et conserves de viande qui assoiffent. Après 48 heures de régime sec, on ne tient plus et on voit les hommes se glisser vers les trous d'obus qui ont récolté l'averse de la veille et ne sont pas encore à sec, mais aussi où des besoins naturels ont été soulagés ...

Je les imite. On boit avidement cette eau additionnée d'alcool de menthe... J'ai touché du doigt ce que pouvait être le supplice de la soif. Nous quittons cet endroit pour nous porter plus en avant au moment où il devenait vivable et où le ravitaillement nous parvenait. Pendant le trajet, le commandant me fait appeler et m'annonce qu'il a eu trop de pertes en sous-officier de liaison et qu'il m'enverra le lendemain en liaison avec l'infanterie. Nous y sommes accueillis par un tir mal réglé d'obus français qui n'éclatent pas pour la plupart, fort heureusement, ce qui nous évite des pertes.

Le lendemain, je pars à l'infanterie. Trajet difficile, un moment en pleine vue de l'ennemi, ce qui vaut d'être suivi au canon et à la mitrailleuse. J'arrive au P.C. du chef de bataillon de chasseurs à pied où l'on se prépare à l'attaque. Tout-à-coup arrive le colonel Messimy, ancien ministre de la guerre, commandant la brigade de chasseurs. Il vient de subir un tir d'artillerie et demande que je fasse déclencher un tir de représailles. Ma ligne est coupée et je suis seul sans téléphoniste… Qu'à cela ne tienne, il me faut, sur l'injonction de Messimy, partir à mon groupe et refaire, en sens inverse, le charmant trajet et j'arrive à ma batterie qui vient de se faire marmiter.

Le colonel est là, venu en inspection et assez énervé par le bombardement qu'il a subi. Quand je demande le fameux tir, je me fais attraper : « vous êtes en liaison avec l'infanterie, qui peut attaquer d'un moment à l'autre, et vous n'auriez jamais dû quitter votre poste. Repartez de suite ». Troisième voyage, mais maintenant, je connais les mauvais coins...

Puis c’est l'attente de l'attaque dans la tranchée, avec l'énervement qui l'accompagne. Tout le monde est grave. A 17 heures, on apprend que l'attaque est remise et c'est le soulagement. Quant à moi, je repars à la tombée du jour à ma batterie. En mon absence, il y eut des pertes et un officier de la batterie voisine fût tué. Une civière passe, sur laquelle gît le lieutenant Aubert qui avait quitté la batterie quelques jours avant pour prendre le commandant d'une autre batterie. Pour moi, c'était la fin d'une rude journée et j'avais la sensation de revivre et de sentir mon sang couler dans mes veines.

L'attaque eut lieu deux jours plus tard. Le village de Bouchavesnes fut pris mais une contre-attaque ennemie ne permit pas de poursuivre cet avantage. Ce fut une opération très meurtrière au cours de laquelle fut tué le commandant de Galbert, à la tête de son bataillon de chasseurs. C'était le père du général de Galbert, qui a commandé la région de Metz. Le surlendemain, il devait rejoindre un état-major d'armée.

Quelques jours plus tard, revenant de l'observatoire, je vis une section entière de tirailleurs marocains fauchée par une mitrailleuse. Tous les hommes étaient étendus face au ciel, la calotte crânienne ouverte, vision d'horreur que je conserve présente comme si elle datait d’hier.

Ce fut l'avance extrême et la fin de la bataille de la Somme, très meurtrière et sans grand résultat immédiat mais qui, quelques mois plus tard, obligea les Allemands à rectifier leur front jusqu'à Saint-Quentin.

Dans les derniers jours de la bataille, nous avions été privés d'eau et, depuis trois semaines, nous ne pouvions plus changer de linge. Il en résulta une prolifération de poux de corps appelés « brancardiers » car ils portaient sur leur dos une belle croix rouge. Durant le jour, c'était encore supportable mais, à partir de 5 heures du matin, ils se réveillaient et piquaient. Pas moyen de s'en débarrasser. Il fallut attendre patiemment la relève pour s'en débarasser en brûlant tout son linge et en savonnant à fond.

Source : Quelques souvenirs de la guerre 14-18, par Joseph BERNARD-MICHEL

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